Kafka sur le banc des accusés
Polémiste, comme à son habitude, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie reproche à l’auteur du «Procès» de ne s’intéresser que superficiellement à la justice
Mais pourquoi faudrait-il donc se méfier de Kafka? Car son oeuvre, prétend le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, nous fait courir le risque d’adhérer à des représentations erronées de l’exercice du pouvoir et de la justice. Un adjectif passé dans le langage commun, «kafkaïen», suffit à lui seul à évoquer la cauchemardesque situation du sujet écrasé par une justice anomique et arbitraire.
Les penseurs qui, de Benjamin à Agamben, en passant par Derrida et Bourdieu, ont fondé une critique du pouvoir étatique inspirée de Kafka, se sont concentrés uniquement sur les dysfonctionnements de la justice, poursuit Geoffroy de Lagasnerie, mais ils n’ont pas su rendre compte de tous les cas, incomparablement plus nombreux, dans lesquels c’est justement la stricte application de la loi et des règles de procédure qui est problématique. Tous les cas où la police, les procureurs et les juges font exactement ce que l’on attend d’eux: à savoir réprimer certaines catégories socio-raciales au détriment d’autres.
Genet cité en exemple
En produisant des mythologies, en creusant les notions de faute, de culpabilité, d’aveu et d’innocence comme catégories ontologiques, Kafka s’écarte du réel, admoneste Lagasnerie. Il lui oppose Genet qui a, lui, connu des vrais procès dans des vrais tribunaux: «Ce qui arrive à Joseph K. ne me touche pas, car cela n’arrive à personne.» Pire, Kafka s’égare en portant son attention sur le sort de l’individu broyé par la justice plutôt que de s’intéresser à celui des classes opprimées. Ce que reproche en définitive l’auteur à Kafka, c’est d’avoir fait de la littérature plutôt que de la sociologie critique. D’avoir fait vibrer la voix de son univers intérieur plutôt que de servir une juste cause.
Un profond malaise s’empare de nous à voir Lagasnerie instruire le procès de l’auteur du Procès: «Si Kafka s’était posé la question de savoir à quelle classe sociale appartenait Joseph K., […] s’il avait pensé non pas en termes d’individu représentatif mais en termes relationnels et différentiels, et qu’il avait replacé le pouvoir d’Etat dans le jeu des forces sociales, celui-ci aurait retrouvé une cohérence.» Glaçant. Une littérature au service du bien nous renvoie aux pages les plus sombres des totalitarismes du XXe siècle.
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