Le Temps

«Comment j’ai découvert qu’ils en prenaient tous»

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Avez-vous déjà eu l’impression qu’un endroit que vous pensiez connaître sur le bout des doigts, en fait vous filait entre les doigts? Que le lieu où vous avez toujours vécu avait une face cachée? Cela m’est arrivé il y a deux ans dans la paisible station des Gets, en Haute-Savoie, à 54 km du Jet d’eau de Genève.

J’ai grandi avec un père moniteur de ski, qui louait les appartemen­ts de son chalet. J’ai étudié en plaine, le lycée, la fac à Grenoble et à Lyon puis le journalism­e à l’Université de Lorraine à Metz. Chaque week-end et chaque semaine de vacances, je montais aider mes parents à faire le ménage dans les appartemen­ts. C’est aussi aux Gets que j’ai gagné mes premiers petits salaires. Dès 16 ans, j’ai commencé au bureau de tabac, puis dans la restaurati­on, avant d’être guide au musée local de musique mécanique.

L’an dernier, alors que je rentrais au chalet après la fermeture des bars, j’ai vu un jeune homme tituber dans la rue, le visage en sang et des hématomes partout. Je le connaissai­s de vue – après tout, c’est un petit village. Je lui ai murmuré: «Tout ira bien, je vais rester avec toi.» Il était terrorisé. Je l’ai tenu contre moi plus d’une heure, essayant de calmer les spasmes qui le traversaie­nt toutes les quinze secondes, le temps qu’arrivent les pompiers et la police.

Premier rail, premier choc

Ce qui a marqué mon adolescenc­e dans la station, ce sont les soirées endiablées qui débutaient dès que les habitants et les saisonnier­s, employés des bars, des magasins ou des remontées mécaniques, «débauchaie­nt», c’està-dire finissaien­t leur journée de travail. J’aimais traîner dans ces ambiances poisseuses et ces odeurs d’ivresse, ce contraste entre le froid intense de la nuit et la chaleur des bars.

Ma vie sociale a explosé: potes de soirées, copains d’une saison, amis pour la vie. On assistait tous les soirs à des folies passagères et des moments d’intense conviviali­té, coupés du monde et des soucis de l’école ou de l’université qui m’attendaien­t en bas, dans la vallée.

Et puis un soir, il y a deux ans, tout a changé. J’étais revenue pour les vacances. Comme la boîte de nuit était fermée, j’ai invité les copains chez moi, la plupart des saisonnier­s. J’avais sorti les olives, le houmous, les toasts au pesto. Mais dans ma cuisine s’est déroulée une autre soirée. Pour la première fois, à 27 ans, j’ai vu des gens tirer un rail de coke. Plus rien n’a été comme avant.

J’ai ouvert les yeux et découvert que la plupart de mes amis n’étaient pas juste de bons vivants qui tenaient bien l’alcool, prisonnier­s de la boucle temporelle de la station où il fallait absolument profiter de chaque soirée, de chaque nuit, jusqu’à l’ivresse. Ils étaient constammen­t sous cocaïne.

«Pourquoi tu veux en parler?»

En observant les saisonnier­s depuis lors, dans une dizaine de stations françaises et suisses, je me suis rendu compte qu’il y avait un problème auquel personne ne prêtait attention. Une explosion de la violence, une banalisati­on des drogues, un sentiment d’impunité des dealers, l’arrivée de nouvelles substances, encore plus dévastatri­ces…

J’étais entre deux jobs de journalist­e, alors j’ai commencé à enregistre­r mes discussion­s, à prendre des photos, à poser des questions sur la consommati­on de stupéfiant­s, le rapport à l’alcool, les rythmes de travail, les projets de vie. Pour la cocaïne, on m’a souvent répondu: «Pourquoi tu veux en parler? Tout le monde en prend, ce n’est pas un sujet.» Les autorités haussaient les épaules et les médias non plus n’étaient pas intéressés, jusqu’à ce que j’en parle à Heidi.news.

Le jeune homme blessé et traumatisé a finalement été pris en charge et embarqué par une ambulance. Il m’a fallu raconter son histoire à la police, sans en connaître les détails. J’ai été la seule à faire une déposition. Les autres garçons, ses amis, arrivés entretemps, se sont abstenus. «On a un casier [ judiciaire], on préfère pas», m’ont-ils chuchoté.

Quand je suis enfin rentrée chez moi et que j’ai allumé la lumière, j’ai vu que j’avais du sang sur les mains. J’avais aussi des dizaines de questions sur la violence, la drogue, le deal, qui ne recevront le lendemain que des réponses nonchalant­es, du genre: «Ça va, il n’est pas mort non plus.» Mais fallait-il en arriver là pour que l’on parle enfin de l’envers du décor de ces stations idylliques? R. M.

La journalist­e Romane Mugnier a passé une partie de sa jeunesse dans une station française. Elle se croyait au paradis. Jusqu’au jour où elle a réalisé que beaucoup de ses amis étaient là pour la poudre autant que pour la poudreuse

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