Mille et un jours d’aridité
Comme l’Andalousie, Murcie ou Castille-la Manche, la région espagnole fait face à une sécheresse sans précédent. Depuis début février, celle-ci a obligé les autorités à imposer des restrictions drastiques à tous les secteurs de l’économie. Les résistances
En cette fin du jour où de gros nuages n'ont déversé que quelques gouttelettes, l'exploitant Jordi Auret Riera ne cache pas son malaise face à ses 20 hectares de pommiers bien alignés. On est à deux pas de Torroella de Montgri, au coeur du fertile delta du Ter, poumon fluvial de la Catalogne. A 65 ans, ce fils et petit-fils d'agriculteur pensait avoir tout bien fait. Grâce à un système ultra-sophistiqué d'arrosage, il produit 700 000 kilos de pommes par an. «La numérisation permet de calculer précisément le taux d'humidité du sous-sol et de déclencher, si besoin est, le goutte-à-goutte. Je peux vous dire qu'on ne perd pas un millilitre d'eau.»
Et pourtant, il souffre d'un manque cruel. «En 2023, on a cultivé avec la moitié d'eau. Et cette année, on doit le faire avec 20% de celle-ci.» Mais même ce pourcentage n'est pas garanti, car son exploitation s'alimente uniquement avec les réserves d'eau du bassin du Ter qui sont à moins de 14% de leur capacité. Conséquence: plus une goutte n'arrive dans la tuyauterie. «S'il ne pleut pas d'ici à l'été, s'inquiète-t-il, je ne sais pas ce qu'on va devenir.»
«Décret sécheresse»
Le chef de l'exécutif catalan, l'indépendantiste modéré Pere Aragonès, ne dit pas autre chose: «Sans pluie d'ici à la haute saison, on va vivre des moments durs.» Après des années de léthargie, la Catalogne réagit face à une situation qui inquiète considérablement la population. La région n'a pas reçu de pluie importante depuis avril 2020. Une aridité de plus de 1000 jours, se lamente-t-on un peu partout. En septembre, le gouvernement régional a mis en place un «décret sécheresse» assorti de restrictions et d'interdictions diverses qui obligent à changer les habitudes.
Le 2 février, ce même exécutif a décrété l'état d'urgence. Dans les villes, les fontaines publiques sont à sec, on ne peut arroser les jardins qu'avec de l'eau recyclée, et gare à celui qui lave sa voiture. Le port de Barcelone se prépare à recevoir en juin deux paquebots quotidiens en provenance de l'usine de dessalement excédentaire de Sagunt, en pays valencien. Pour 80% des 7,5 millions de Catalans, il y a interdiction de consommer plus de 200 litres par jour par habitant. Chaque commune est chargée de le vérifier, réservant pour tout contrevenant des amendes allant de 750 à 3000 euros. Tous les secteurs doivent se serrer la ceinture: 25% de restriction d'eau pour l'industrie et les services, dont le tourisme; mais la note la plus salée revient aux éleveurs, avec 50%, et surtout aux agriculteurs, avec 80%.
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que ceux-ci bloquent les routes, manifestent, s'insurgent. Dans le delta du Ter, les syndicats agricoles et les exploitants comme Jordi Auret Riera ont peint un peu partout: «Prou, volem aiguë del Ter» («ça suffit, nous voulons l'eau du Ter»). «C'est simple à comprendre, explique Albert, le fils de Jordi: 70% du fleuve Ter sert à alimenter Barcelone et son agglomération. Et, nous, on en est à creuser des puits dans le sol sableux, ce qui ne va rien donner!»
Dans cette région de Gérone, c'est l'économie de guerre. Plus au nord, à Montiro, le risque est le même: «A force de vider les nappes phréatiques du littoral, l'eau de mer va avancer, le sous-sol va se saliniser et alors tout sera fichu.» A la tête
«70% du fleuve Ter sert à alimenter Barcelone, et nous, on en est à creuser des puits dans le sol sableux» ALBERT RIERA, AGRICULTEUR À TORROELLA DE MONTGRI
d'une exploitation de 50 hectares, Narcis Poch est aussi le coordinateur de l'Union des paysans de Gérone: «Moi, j'ai de la chance, je peux encore arroser mes pommiers; d'ici à l'été j'espère pouvoir planter du sorgho, mais le maïs et le tournesol, sauf miracle, je peux oublier!» L'exécutif catalan a promis que Barcelone et son agglomération (3,3 millions d'habitants) seraient autosuffisantes en eau pour 2027: grâce à un investissement global de 2,4 milliards d'euros, il s'agit d'agrandir les deux usines de dessalement existantes, d'en construire deux nouvelles, et surtout de régénérer les eaux usées.
Amendes pour les piscines
Tout le monde pâtit de cette alerte sécheresse. Outre l'agriculture, un autre secteur vital, celui du tourisme, tremble. Le long de cette Costa Brava si prisée pour ses pinèdes et ses criques enchanteresses, c'est une quasi-monoculture. La commune de Begur en est emblématique: on y compte 4200 habitants – près de huit fois plus en été –, 17 hôtels, deux campings et près de 5000 villas, dont la plupart avec piscine. Pour avoir explosé son quota de 200 litres par jour et par personne, la municipalité a écopé d'une amende de 56 000 euros, imposée récemment par le gouvernement régional. La maire, Maite Selva, du parti séparatiste radical Junts, est sur la défensive: «C'est injuste, car on a informé tout le monde, on a appliqué 70 sanctions de 750 euros, mais on a peu de personnel, alors comment fait-on pour surprendre in fraganti un résident en train de remplir une des 1800 piscines?»
Sur place, les hôteliers et les propriétaires des maisons en location partagent la même peur panique. Ils ont calculé que si l'exécutif régional décrète la phase II – soit 180 litres par jour par personne – et que celle-ci s'accompagne de restrictions horaires pour l'usage de l'eau, les pertes avoisineront les 40%. Eugeni Pibernat, élu d'opposition d'une formation municipaliste, se montre critique: «Au lieu de s'occuper de l'indépendance, les séparatistes au pouvoir auraient mieux fait de prévenir la sécheresse bien avant!» A l'en croire, un tiers de l'eau se perd dans les 150 kilomètres de canalisations défectueuses de cette vaste commune. La mairie a annoncé un plan de 13 millions d'euros pour y remédier, mais, en dépit des promesses, cela avance lentement.
Secteur industriel épargné
A Palafrugell, commune voisine – et plus authentique – de quelque 23 000 habitants, Josep Ferrés s'arrache les cheveux. Dans l'opposition municipale, cet architecte est proche du parti Podemos. «Avec le modèle de type Begur, on va dans le mur à coup sûr. C'est la surenchère du profit, de l'expansion et donc d'une consommation d'eau sans frein: ça va forcément exploser comme une bulle. A Begur ou ailleurs, beaucoup font chauffer leur piscine l'hiver, c'est le chacun pour soi et le sauve-qui-peut!» Malgré l'épée de Damoclès hydrique, les hôteliers craignent pour leur manne. Plus au sud, à Lloret de Mar, une Mecque du tourisme de masse avec 120 hôtels et 7 kilomètres de plages, l'association des hôteliers a déboursé 1,5 million d'euros pour une usine de dessalement privée, qui entrera en fonctionnement en mai et permettra de remplir les piscines.
«Si on veut éviter de graves conflits, les secteurs agricole, touristique et aussi industriel doivent comprendre que cette crise hydrique touche tout le monde», poursuit Josep Ferrés. Le secteur industriel, précisément, est en cause. Les autorités ont fait savoir qu'elles ne voulaient pas toucher aux entreprises «vitales pour l'économie du pays». Narcis Poch réagit avec véhémence: «Et nous, les agriculteurs, ne sommes-nous pas aussi importants si on nourrit les gens?» Pour Dante Maschio, porte-parole du collectif Aigua és Vida («l'eau c'est la vie»), «il est très préoccupant que les autorités ne pratiquent pas la transparence quant à la consommation en eau des multinationales et grandes entreprises. Car, enfin, nous sommes tous dans le même bateau!»
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