GPT les plombs

Nous ne remarquons pas assez la beauté quand elle jaillit dans l’actualité. C’est dommage, puisque la beauté est la soeur de la vérité. Occupés que nous sommes à surnager dans l’immédiat, nous oublions un peu de nous émerveiller. Mais pour notre grand bonheur, la beauté a de la ressource, comme la vérité. Elle sait se rappeler à nous. La dernière fois, c’était mardi, vous l’avez lu ici.

ChatGPT a pédalé dans la semoule pendant quelques heures. Répondu n’importe quoi aux questions qu’on lui posait. Enfin pas tout à fait n’importe quoi, puisque ses improbables haïkus ont naturellement titillé les esthètes. Cette petite incise par exemple, livrée comme une sagesse: «La prochaine fois que vous regarderez le système, l’échange et le fait, n’oubliez pas de donner». Hum hum…

La beauté de ce bug dans l’ordinateur est pourtant ailleurs. Moins que le style ou la valeur des mots alignés en vrac le temps d’un délire numérique, c’est le délire lui-même qui nous souffle quelque chose à l’oreille.

Au moment même où la machine croisait mardi les fils du langage, ses propriétaires franchissaient, eux, toutes les frontières du réel. Vous l’avez peut-être aussi lu ici, l’intelligence artificielle industrielle cherche grosso modo 7000 milliards (de quoi, c’est un détail) pour fabriquer des puces, faire tourner les serveurs et créer un monde plus vrai que nature. Sept mille milliards, parfaitement. Pour faire des calculs dont on verra bien où ils mènent.

A ce niveau d’abstraction comptable, pourquoi pas 7 trillions de milliards, et quelques brouettes? Allez, il y a un peu plus, je vous le mets quand même.

En nous offrant un gros moment d’absence et quelques pépites automatiques, ChatGPT entrait en fait par effraction dans le champ sacré du sens: time out, pouce, pardon, excusez-moi… Qu’est-ce que c’est que ce cirque? Qu’est-ce que vous me faites faire? Qu’attendez-vous de moi, exactement?

A y réfléchir un peu, il est étonnant que la question soit posée par la machine à son ingénieur. Et à vrai dire pas très glorieux pour lui, ni pour personne. Je suis à peu près sûr que l’inventeur du marteau, dont j’ignore tout mais que je salue là où il est, savait pourquoi il inventait le marteau. Ce qui signifie que le marteau, avant d’être un marteau, est un chemin vers une solution. Il sert avant d’être, et c’est ce qui le définit. S’il était avant de servir, il ne servirait à rien. S’il était avant de servir, un marteau serait un bibelot. Et ChatGPT un encombrant.

Je suis un peu sévère, me direz-vous, l’intelligence artificielle porte cent mille accomplissements et deux fois plus de promesses. C’est parfaitement vrai. Dans une quantité incalculable de domaines que vous connaissez aussi bien que moi, probablement beaucoup mieux. Je ne suis pas en train de vous servir une pure théorie technophobe et ronchonne, façon «y’a plus d’saisons».

Je crois simplement, vous disais-je, entendre une petite voix à l’instant où le robot déraille. Un message dont les phrases artificiellement insensées sont les sous-titres authentiquement essentiels: «C’est vous qui m’avez conçu, crie la petite voix du robot. C’est vous qui pilotez, c’est vous qui savez pourquoi j’existe, où je dois vous conduire. Et je n’existe que parce que vous le savez. Si vous ne le savez plus vraiment, ou pas complètement, si vous le perdez de vue, autant me poser sur la cheminée, entre la boule à neige et le portrait du grand-père. Et je sens bien que vous avez un petit doute…»

Définitivement plus futée que prévu, l’intelligence artificielle remet les pendules à l’heure quand elle cahote avec élégance. Elle rappelle chacun à sa fonction: à elle de savoir tout faire, à nous de savoir pourquoi.

En d’autres termes et pour le dire enfin clairement, le petit moment d’égarement de ChatGPT pourrait être bien plus qu’un bug informatique. Peut-être même un cadeau: la belle machine redevient une machine et nous rend poliment les commandes. C’est gentil de sa part, il ne reste plus qu’à les garder. ■

Définitivement plus futée que prévu, l’intelligence artificielle remet les pendules à l’heure quand elle cahote avec élégance