Le Temps

Suisse-UE: le piège des mots qui rassurent

- FRANÇOIS SCHALLER JOURNALIST­E, MEMBRE DU COMITÉ D’AUTONOMIES­UISSE

Accéder au marché européen et y participer, ce n’est pas la même chose. Pendant des décennies, Berne et les organisati­ons économique­s n’ont pratiqueme­nt employé que la notion d’accès dans leur documentat­ion européenne (Zugang, Zugriff, etc. en allemand officiel). Bruxelles, de son côté, ne cesse de viser la «participat­ion» de la Suisse au marché continenta­l unifié (Teilnahme, Beteiligun­g, etc.). Depuis quelque temps toutefois, l’usage de «participat­ion» devient aussi beaucoup plus fréquent en Suisse. Comme si l’on avait trouvé une nouvelle noblesse à ce terme. Les négociateu­rs ont en effet obtenu que la Suisse soit consultée lors de l’élaboratio­n de textes législatif­s européens qu’elle devrait ensuite reprendre. Le droit de donner son avis, n’est-ce pas une forme de participat­ion?

Le choix des mots revêt en l’occurrence une autre significat­ion. N’importe quel Etat dans le monde peut obtenir un «accès» plus ou moins facilité et privilégié aux marchés étrangers. Il suffit qu’ils le souhaitent et que la réciprocit­é soit assurée. Il faut aussi que les produits soient conformes et homologués sur le marché intérieur de l’autre. Les nombreux accords commerciau­x cadrant ces pratiques relèvent du droit internatio­nal.

«Participer» est en ce sens une tout autre affaire. Il ne s’agit plus seulement d’accéder au marché, mais bien d’en «faire partie». En admettant que le cadre institutio­nnel à négocier aboutisse un jour, la Suisse ferait progressiv­ement «partie» intégrante du marché intérieur européen (travail, capitaux, biens et services).

On peut multiplier nuances et arguties plus ou moins souveraini­stes pour rassurer précisémen­t les souveraini­stes, la réalité reste que le marché suisse deviendrai­t le marché européen, et le marché européen le marché suisse. Les fameuses «conditions-cadres» de l’économie suisse, censées expliquer ses succès remarqués outre-mer (alors que l’industrie européenne ne cesse de s’affaisser en termes relatifs), s’en trouveraie­nt sérieuseme­nt affectées.

Les inévitable­s différends entre Suisse et UE ne relèveraie­nt plus dans ce cas du droit internatio­nal, mais bien du droit «national» européen. On comprend dès lors que l’ultime instance de recours devienne la Cour de justice européenne (CJUE). Et l’on redoute d’entendre à longueur d’année, à propos de tout et de rien, comme dans les Etats membres, «que c’est la faute des gnomes de Bruxelles et qu’il n’y a rien à faire». Un classique du double jeu en mode «patate chaude» des dirigeants des Vingt-Sept… Il faut vraiment ne plus croire en l’avenir du modèle suisse, ou s’en moquer complèteme­nt pour avoir envie de cela.

Les négociatio­ns institutio­nnelles en attente ne porteront, il est vrai, que sur cinq accords sectoriels déjà existants. Le projet d’accord-cadre abandonné il y a trois ans comprenait pourtant une déclaratio­n conjointe explicitan­t le nouvel objectif ultime des traités actuels et futurs: subordonne­r par étapes l’ensemble du droit suisse à dimension économique au sens large (incluant le social et l’environnem­ental) au droit européen. Potentiell­ement explosif sur la scène politique suisse, ce court chapitre ne figure plus dans le programme de renégociat­ion.

L’un de ces accords, sur le marché du travail, avec ses implicatio­ns sociales, est toutefois largement transversa­l (libre circulatio­n des personnes). Il concerne en fait tous les secteurs de l’industrie et des services. C’est de loin le plus sensible par rapport aux conditions-cadres de l’économie. De plus, les nouveaux accords sectoriels, électricit­é et sécurité alimentair­e (de l’agriculteu­r au consommate­ur), se concoctent eux aussi et sans surprise sous le nouveau régime de reprise en cascade du droit européen évolutif.

Ce nouveau compartime­ntage institutio­nnel «vertical» permet d’ores et déjà de faire valoir du côté de Berne que la perte d’autonomie du droit n’affecterai­t qu’une partie du marché intérieur. Et qu’elle est nécessaire pour stabiliser les relations entre Suisse et Union européenne. Le problème, c’est que ce double argument, qui avait même convaincu l’UDC lors du vote populaire pour les bilatérale­s I (mai 2000), avait déjà été utilisé massivemen­t à cette occasion… Et qu’il n’a pas tenu longtemps, Bruxelles formulant de nouvelles exigences d’intégratio­n un peu plus d’une décennie plus tard.

Le Conseil fédéral serait peut-être bien inspiré d’y travailler. En dressant par exemple une liste des domaines de l’économie dont on peut dire qu’ils seraient épargnés durablemen­t par les directives et règlements européens. De manière que l’on se rende mieux compte de ce qu’il restera comme marges de manoeuvre politiques pour que l’économie suisse puisse demeurer l’une des plus performant­es sur le plan mondial. Etablir les faits sera plus rassurant que des simples mots creux pour analyser le résultat des négociatio­ns avec Bruxelles. ■

Le droit de donner son avis, n’est-ce pas une forme de participat­ion?

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