Suisse-UE: le piège des mots qui rassurent
Accéder au marché européen et y participer, ce n’est pas la même chose. Pendant des décennies, Berne et les organisations économiques n’ont pratiquement employé que la notion d’accès dans leur documentation européenne (Zugang, Zugriff, etc. en allemand officiel). Bruxelles, de son côté, ne cesse de viser la «participation» de la Suisse au marché continental unifié (Teilnahme, Beteiligung, etc.). Depuis quelque temps toutefois, l’usage de «participation» devient aussi beaucoup plus fréquent en Suisse. Comme si l’on avait trouvé une nouvelle noblesse à ce terme. Les négociateurs ont en effet obtenu que la Suisse soit consultée lors de l’élaboration de textes législatifs européens qu’elle devrait ensuite reprendre. Le droit de donner son avis, n’est-ce pas une forme de participation?
Le choix des mots revêt en l’occurrence une autre signification. N’importe quel Etat dans le monde peut obtenir un «accès» plus ou moins facilité et privilégié aux marchés étrangers. Il suffit qu’ils le souhaitent et que la réciprocité soit assurée. Il faut aussi que les produits soient conformes et homologués sur le marché intérieur de l’autre. Les nombreux accords commerciaux cadrant ces pratiques relèvent du droit international.
«Participer» est en ce sens une tout autre affaire. Il ne s’agit plus seulement d’accéder au marché, mais bien d’en «faire partie». En admettant que le cadre institutionnel à négocier aboutisse un jour, la Suisse ferait progressivement «partie» intégrante du marché intérieur européen (travail, capitaux, biens et services).
On peut multiplier nuances et arguties plus ou moins souverainistes pour rassurer précisément les souverainistes, la réalité reste que le marché suisse deviendrait le marché européen, et le marché européen le marché suisse. Les fameuses «conditions-cadres» de l’économie suisse, censées expliquer ses succès remarqués outre-mer (alors que l’industrie européenne ne cesse de s’affaisser en termes relatifs), s’en trouveraient sérieusement affectées.
Les inévitables différends entre Suisse et UE ne relèveraient plus dans ce cas du droit international, mais bien du droit «national» européen. On comprend dès lors que l’ultime instance de recours devienne la Cour de justice européenne (CJUE). Et l’on redoute d’entendre à longueur d’année, à propos de tout et de rien, comme dans les Etats membres, «que c’est la faute des gnomes de Bruxelles et qu’il n’y a rien à faire». Un classique du double jeu en mode «patate chaude» des dirigeants des Vingt-Sept… Il faut vraiment ne plus croire en l’avenir du modèle suisse, ou s’en moquer complètement pour avoir envie de cela.
Les négociations institutionnelles en attente ne porteront, il est vrai, que sur cinq accords sectoriels déjà existants. Le projet d’accord-cadre abandonné il y a trois ans comprenait pourtant une déclaration conjointe explicitant le nouvel objectif ultime des traités actuels et futurs: subordonner par étapes l’ensemble du droit suisse à dimension économique au sens large (incluant le social et l’environnemental) au droit européen. Potentiellement explosif sur la scène politique suisse, ce court chapitre ne figure plus dans le programme de renégociation.
L’un de ces accords, sur le marché du travail, avec ses implications sociales, est toutefois largement transversal (libre circulation des personnes). Il concerne en fait tous les secteurs de l’industrie et des services. C’est de loin le plus sensible par rapport aux conditions-cadres de l’économie. De plus, les nouveaux accords sectoriels, électricité et sécurité alimentaire (de l’agriculteur au consommateur), se concoctent eux aussi et sans surprise sous le nouveau régime de reprise en cascade du droit européen évolutif.
Ce nouveau compartimentage institutionnel «vertical» permet d’ores et déjà de faire valoir du côté de Berne que la perte d’autonomie du droit n’affecterait qu’une partie du marché intérieur. Et qu’elle est nécessaire pour stabiliser les relations entre Suisse et Union européenne. Le problème, c’est que ce double argument, qui avait même convaincu l’UDC lors du vote populaire pour les bilatérales I (mai 2000), avait déjà été utilisé massivement à cette occasion… Et qu’il n’a pas tenu longtemps, Bruxelles formulant de nouvelles exigences d’intégration un peu plus d’une décennie plus tard.
Le Conseil fédéral serait peut-être bien inspiré d’y travailler. En dressant par exemple une liste des domaines de l’économie dont on peut dire qu’ils seraient épargnés durablement par les directives et règlements européens. De manière que l’on se rende mieux compte de ce qu’il restera comme marges de manoeuvre politiques pour que l’économie suisse puisse demeurer l’une des plus performantes sur le plan mondial. Etablir les faits sera plus rassurant que des simples mots creux pour analyser le résultat des négociations avec Bruxelles. ■
Le droit de donner son avis, n’est-ce pas une forme de participation?