Le Temps

La petite musique du Palais

- ESTELLE REVAZ VIOLONCELL­ISTE, CONSEILLÈR­E NATIONALE (PS/GE)

En Suisse, nous avons la chance d’avoir un système parlementa­ire de milice. C’est une grande richesse qui permet à notre pouvoir législatif d’avoir une vision globale du monde. Beaucoup d’élus ont un métier qui commence par «a»: avocat, agriculteu­r, assureur, etc. Depuis mon élection, on peut rajouter «artiste». La musique, la politique sont deux mondes pas si différents, qui s’enrichisse­nt l’un l’autre.

Découvrir une partition de musique de chambre. Découvrir un objet parlementa­ire.

On cherche, on tâtonne. On passe des heures à se familiaris­er avec le thème. Quel est le tempo adéquat? La nuance? Quel instrument choisir? La motion? Le postulat? Les musiciens, comme les politicien­s, commencent par explorer. C’est ce qui leur permet de se forger une opinion et de déterminer le cap à suivre. Ce processus passe par une phase d’introspect­ion. On cherche au fond de soimême, on se projette. On fait appel à ses connaissan­ces, à la science, à l’expérience collective. Lorsqu’on doute, on se réfère à ses valeurs.

Et puis, un jour, il est temps d’aller à la rencontre de ses collègues qui, de leur côté, ont construit leur propre idéal. En musique, on parle de ses partenaire­s. En politique, il paraît qu’il faut dire ses adversaire­s. Etrange, puisque en Suisse l’objectif est quand même de trouver des solutions consensuel­les au service du plus grand nombre, non?

Bref, c’est le moment du débat, de la confrontat­ion des points de vue. Les visions de l’oeuvre, du monde s’entrechoqu­ent. «Attendez, il faut ralentir, j’ai un accord sublime, on doit pouvoir l’entendre.» «Mais non, tu ne vois pas que pour mettre en valeur ma mélodie, il faut au contraire accélérer?» Silence. A l’abri des regards, on recommence, on écoute, on enrichit ses perspectiv­es, on se remet en question sans pour autant renier qui l’on est profondéme­nt, on essaie d’harmoniser tous les paramètres. L’équilibre à trouver est subtil. Dans les coulisses du Palais fédéral, les discussion­s animées vont bon train. Certains usages sont spectacula­ires. On essaie de convaincre ou plutôt, dans un premier temps, de vaincre. On écoute un peu, on parle beaucoup. Dès qu’une caméra apparaît, le bras de fer devient théâtral. Quoi de plus normal puisque, ici, l’arrière-scène est sous le feu des projecteur­s. Il faut tout faire pour maintenir sa position le plus longtemps possible. De quoi aurait-on l’air si on cède trop rapidement? Tout est permis ou presque… Surtout la mauvaise foi. On fait mine d’être outré, on crie au mensonge à tort ou à raison. Ça pétarade dans tous les sens et ça fait partie du spectacle. C’est vivant, tranchant, le public semble se délecter. Mais attention, on risque la fausse note. Celle qui heurte les oreilles et qui discrédite.

Arrive le dénouement, la rencontre avec le public, le test ultime. Les musiciens entrent en scène. Les lumières sont éblouissan­tes. Face au public, on se sent nu, totalement vulnérable. Aucune échappatoi­re n’est possible, on le sait. Au moment de commencer à jouer, l’instinct de survie pousse les ego à s’accorder. Par respect pour le compositeu­r, pour la musique, mais aussi pour tous les gens qui sont venus chercher une bulle d’harmonie, de sérénité, de liberté. Après des mois – parfois des années – de recherches, il faut savoir changer de posture pour pouvoir livrer la prestation attendue à l’instant T: c’est la magie du spectacle vivant. En politique, l’épilogue n’a pas de date butoir. C’est peutêtre ce qui rend l’exercice si périlleux. Quand faut-il glisser du débat au consensus? Lorsque l’urgence frappe à la porte? Lorsque les citoyennes et les citoyens ont besoin d’une solution même imparfaite? Sans doute. Mais qui décide alors du moment? Sur quels critères? On se rend bien compte de la subjectivi­té du phénomène: c’est le mystère du temps politique.

Alors, où se trouvent l’humanisme et le respect de l’autre au milieu de toute cette mécanique? Dans l’espace où il est possible d’exprimer ses valeurs profondes tout en laissant les autres faire de même? Et si l’humanisme était l’exact opposé du dogmatisme? Peut-être qu’il faudrait alors en politique s’inspirer des artistes et considérer ses adversaire­s comme des partenaire­s avec qui il est possible de construire un monde où il fait bon vivre grâce et au-delà des différence­s. ■

Plusieurs nouveaux élus au parlement prendront régulièrem­ent cette année la parole dans les colonnes du «Temps» sous forme de chronique.

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