La mort de jeunes détenus devient affaire politique
Un interdit de séjour et une toxicomane sont décédés coup sur coup dans les violons du vieil hôtel de police où sont enfermés ceux qui doivent être présentés à un procureur de permanence. Des enquêtes sont ouvertes et l’affaire déborde sur le terrain politique
En l’espace de deux mois, deux personnes, âgées de 20 et 21 ans, ont été retrouvées mortes alors qu’elles étaient enfermées dans les violons du vieil hôtel de police du boulevard Carl-Vogt, en attendant de voir leur sort tranché par un procureur de permanence. Ces décès font l’objet de deux enquêtes dirigées par le patron du Ministère public genevois, Olivier Jornot ayant déjà décidé il y a deux ans d’instruire en personne les drames en milieu carcéral.
Si la première affaire s’oriente vers l’hypothèse d’un suicide et la seconde vers celle d’une intoxication liée à une toxicomanie, toutes deux remettent en cause les mesures de précautions et la surveillance qui incombent à la brigade de sécurité et des audiences (BSA), laquelle est composée d’assistants de sécurité publique et dépend de l’Office cantonal de la détention. Les premières heures d’une arrestation étant bien connues pour être particulièrement critiques.
La question de l’installation de caméras, combattue par ceux qui y voient une atteinte trop grande aux droits de la personnalité, va sans doute revenir sur le tapis. D’autres moyens de détection moins intrusifs peuvent aussi être envisagés pour compléter le simple clapet qui permet actuellement de jeter un oeil à l’intérieur d’une cellule, pour autant qu’un tel contrôle soit bel et bien effectué, et le bouton d’alarme que le détenu peut appuyer pour appeler les agents.
Le politique aux aguets
L’histoire déborde évidemment sur le terrain politique. Présidente de la Commission des visiteurs officiels du Grand Conseil, la Verte Sophie Bobillier exprime «une vive préoccupation». Sans vouloir empiéter sur le terrain de l’enquête judiciaire, cette commission, chargée d’examiner les conditions de détention, annonce vouloir s’assurer de la bonne application des normes et des directives afin de déterminer si des recommandations doivent être faites. Une délégation a déjà mené une visite inopinée dans la nuit du 24 au 25 février derniers. «Il incombe à l’Etat de respecter les droits des personnes privées de liberté et notamment le droit à la vie», souligne encore Sophie Bobillier.
On sait fort peu de choses sur les faits. Le 3 janvier dernier, au matin, un jeune homme, officiellement né en 2003, a été retrouvé sans vie dans un «violon». Ce terme désuet remonte à la Révolution française et désigne les cellules attenantes à un corps de garde ou à un poste où sont essentiellement enfermées des personnes prises en flagrant délit. Au vieil hôtel de police de Carl-Vogt, contrairement aux postes de quartiers, les violons accueillent des personnes déjà auditionnées que le commissaire de police estime devoir être mises à disposition du Ministère public ou qui attendent un transfert vers Champ-Dollon.
Tel était le cas de ce jeune homme qui avait été interpellé à sa sortie de Suisse par les douaniers et remis à la police car dépourvu du droit d’entrer en Suisse. L’absurdité de la situation est d’ailleurs relevée par Marc Morel, coprésident de la Ligue suisse des droits humains, section Genève (LSDH-GE): «Ce dernier avait le seul tort de ne pas disposer d’un titre de séjour et s’apprêtait précisément à quitter le territoire de son propre chef au moment de son interpellation.»
Le jour de ce décès, le Ministère public précisait que «les premiers éléments de l’enquête, conduite par l’inspection générale des services sous la direction du procureur général, accréditent l’hypothèse d’un suicide». Même après une fouille intégrale et le retrait des objets (lacets ou ceinture) et malgré un mobilier réduit au strict minimum dans ces cellules de transit, l’acte autoagressif reste toujours possible, par exemple en utilisant un vêtement.
Le second décès remonte au matin du 22 février 2024 et concerne une jeune femme arrêtée la veille au soir pour un simple vol. Encore un cas bagatelle. Le communiqué du Département des institutions et du numérique (DIN) est brévissime et la conseillère d’Etat Carole-Anne Kast ne souhaite pas en dire plus sur ce sujet sensible, même de manière générale.
Il semble que cette personne connaissait des problèmes de toxicomanie. Selon nos informations, elle aurait même été examinée par un médecin. La gravité de son état a visiblement échappé à tout le monde, et notamment à la surveillance de la brigade chargée de gérer ces espaces de privation de liberté où les gens passent en général une nuit. A priori, rien à voir avec des violences policières.
«Il incombe à l’Etat de respecter les droits des personnes privées de liberté et notamment le droit à la vie»
SOPHIE BOBILLIER, PRÉSIDENTE DE LA COMMISSION DES VISITEURS OFFICIELS
«Négligence accablante»
Cette double affaire n’en reste pas moins préoccupante. La LSDH-GE a écrit hier à la magistrate socialiste pour «faire part de sa plus vive inquiétude et de son émotion, mais aussi de son indignation». Le courrier évoque des décès «à tout le moins révélateurs de graves dysfonctionnements et d’une négligence accablante de la part des autorités concernant les conditions de détention à VHP, notamment en matière de prise en charge médicale appropriée et de détection des actes autoagressifs et suicidaires».
Marc Morel rappelle en outre, jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à l’appui, que l’obligation pour l’Etat de rendre des comptes est particulièrement stricte lorsqu’une personne décède en détention. La LSDH-GE réclame ainsi une enquête plus large, qui vienne s’ajouter aux investigations, pénales afin d’examiner tous les éléments pertinents susceptibles d’expliquer les décès. «Plus l’examen des circonstances ayant conduit à la mort d’une personne détenue est approfondi et rigoureux, plus on peut espérer éviter que d’autres cas similaires se reproduisent.»
Heureusement, ces cas sont rarissimes. Ce sont les deux seuls décès déplorés depuis 2016, date à laquelle la BSA a commencé à gérer les violons. Mais c’est encore trop.
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