Le Temps

Gottlieb Duttweiler, reviens, ils sont devenus fous!

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Je souffre du tsundoku, le «syndrome de la pile à lire», qui touche toutes les personnes qui achètent davantage de livres qu’ils n’ont le temps d’en lire.

Récemment, en lisant la biographie de Gottlieb Duttweiler, j’ai identifié la source de mon problème: la découverte d’Ex Libris. Dans les années 1950, ils se sont mis en tête de rendre le livre plus abordable au grand public. Derrière ce projet, Gottlieb Duttweiler et sa conviction profonde, qui l’obsède dans l’ensemble de ses projets: tout coûte inutilemen­t trop cher. Il faut réduire les marges pour rendre la vie plus douce aux classes moyennes et aux pauvres.

En 1925, quand Duttweiler fonde ce qui deviendra la Migros, il faut s’imaginer un homme qui abat sa dernière carte. Revenu d’un séjour au Brésil, personne ne veut l’engager. Alors, à défaut de trouver un travail, il s’en imagine un. L’idée lui vient devant un magasin en vieille ville de Zurich. Le kilo de café brésilien est facturé trois fois plus cher que ce que touchent les producteur­s qu’il connaît bien à la suite de son séjour sur place. Sa conviction est faite: certains s’enrichisse­nt sur le dos des consommate­urs. Le problème touche l’ensemble des produits alimentair­es. Pour bien comprendre de quoi on parle, il faut avoir en tête qu’à l’époque, une famille normale dépense environ la moitié de son revenu pour se nourrir. Contre environ 10% aujourd’hui.

Pour réduire les prix, l’entreprene­ur imagine un ingénieux système de distributi­on qui lui permet de raccourcir le chemin entre les producteur­s et les consommate­urs. Il renonce aux marques, se focalise sur quelques produits qu’il prévoit de distribuer à l’aide de camionnett­es. Migros est donc un «magasin roulant», qui s’arrête seulement quelques minutes à une adresse connue d’avance. Avant de partir rejoindre la suivante. En baissant les prix de 30%, le succès est immédiat. La réponse des rivaux ne se fait pas attendre. Duttweiler peine à se ravitaille­r: ses fournisseu­rs subissent des pressions de boycott de la part de toute la corporatio­n. Des concurrent­s viennent même importuner les gens qui attendent l’arrivée de la camionnett­e.

Malgré tout, Duttweiler tient bon. Sa Migros répond à un besoin de la population: se nourrir correcteme­nt à un tarif attractif. Son existence force les autres à baisser leurs prix. Fort de ce succès, Migros veut s’implanter dans d’autres cantons. Avec les mêmes résistance­s administra­tives et corporatis­tes. Avant de triompher. Pour arriver à ses fins, Duttweiler n’hésite pas à communique­r de façon incisive et à clouer ses concurrent­s au pilori. La plupart des communican­ts contempora­ins feraient une crise d’angoisse rien qu’à l’évocation des actions chocs les plus soft de Duttweiler. Quand le canton de Berne séquestre ses camionnett­es en se cachant derrière d’absurdes balivernes technocrat­iques, il loue un petit avion et fait déverser des flyers sur la ville. Son but: nommer les gens qui veulent empêcher le petit peuple d’obtenir plus, en payant moins. Duttweiler est un ouragan disrupteur. Là où il passe, les marges trépassent. Insatiable, après avoir révolution­né le commerce alimentair­e, il s’intéresser­a à d’autres secteurs.

Un siècle plus tard, quelle figure du monde économique défend votre pouvoir d’achat avec tant de passion et loue les vertus de la concurrenc­e? Votre difficulté à répondre à la question est normale: ils sont nombreux à le faire et à le penser, mais trop peu à l’exprimer. Le plus souvent faute de temps, mais aussi par crainte des réactions. C’est un problème: la Suisse a besoin de voix fortes qui démontrent par l’exemple que les mécanismes du libre marché sont au service de notre pouvoir d’achat.

 ?? ?? NICOLAS JUTZET
DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT LIBÉRAL
NICOLAS JUTZET DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT LIBÉRAL

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