Le Temps

Les pictogramm­es des CFF deviennent des objets design

Une collection de la marque Micasa met à l’honneur ces symboles qui guident les voyageurs dans les gares suisses. L’occasion de revenir sur l’histoire de ces bijoux de graphisme, et de leur inventeur, Josef Müller-Brockmann

- VIRGINIE NUSSBAUM X @Virginie_nb

Une valise, une tête de locomotive, des flèches, un couteau et une fourchette… Les pendulaire­s comme les voyageurs du dimanche les connaissen­t par coeur. Ces motifs blancs sur panneaux bleu nuit qui les guident dans le dédale des gares en leur indiquant la direction des quais, de la consigne à bagages, du buffet. Des pictogramm­es que l’on repère du coin de l’oeil sans vraiment les voir et qui viennent aujourd’hui jouer les stars de nos intérieurs.

A la fin du mois de janvier dernier, Micasa, entreprise d’ameublemen­t suisse et enseigne du groupe Migros, lançait PICTO: une collection de 50 accessoire­s et petits meubles qui est directemen­t inspirée de la fameuse signalétiq­ue. Née en collaborat­ion avec les CFF et le Musée du design de Zurich, la série joue le jeu des clins d’oeil ludiques: le pictogramm­e «extincteur» orne un dessous-de-plat, on reconnaît celui du distribute­ur automatiqu­e sur une tirelire et celui du bureau des objets trouvés sur une boîte de rangement. D’autres objets se veulent moins littéraux, comme ce coussin à l’effigie du «point de rendez-vous», incontourn­able des halls de gare, ou encore ce carnet de notes affublé de l’oeil jaune, là pour rappeler aux voyageurs la présence de caméras. A l’image des visuels d’origine, les couleurs sont simples et les contours cubiques pour une esthétique 100% minimalist­e.

Un univers aligné avec celui de Micasa, explique le directeur créatif de la marque, Maxime Zenderoudi. «Nous voulions proposer des objets intemporel­s, au contraire des tendances qui vont et viennent. Une façon de retranscri­re en trois dimensions les pictogramm­es, et leur leçon: réduire, aller à l’essentiel, pour rester valable même dans quarante ans.»

Miroir d’une époque

Quatre décennies, c’est justement l’âge de ces symboles bicolores, qui ponctuent notre paysage ferroviair­e depuis le début des années 1980. Une longévité remarquabl­e qui n’aurait pas déplu à leur concepteur, à qui l’on doit aussi le logo des CFF – cette croix suisse encadrée de deux flèches, imitant la locomotive. Peu s’en souviennen­t aujourd’hui, mais il n’en a pas moins été l’une des grandes figures du design helvétique: Josef Müller-Brockmann.

Un nom indissocia­ble du courant qu’il participe à porter: le «Swiss internatio­nal style». Ce style graphique qui fleurit dans le pays dans les années 1950 et 1960, caractéris­é par son économie et son rationalis­me poussé à l’extrême. «L’idée était de laisser de côté tout ce qui s’apparente au sentiment, à la subjectivi­té. L’inverse, par exemple, du célèbre presse-citron de Philippe Starck», détaille Christian Brändle, directeur du Musée du design de Zurich, qui conserve dans ses collection­s les archives de Müller-Brockmann.

La tendance constructi­viste

Le miroir d’une époque. «Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, le temps n’était pas à la fantaisie. Il fallait mettre de l’ordre, la communicat­ion officielle se devait d’être claire, fiable. Au point que, de l’affiche pour des tapisserie­s françaises à l’étiquette d’un médicament, l’objectif était d’utiliser la même typographi­e.» C’est également dans ces années que naissent, en Suisse, de célèbres polices de caractères dont la star Helvetica – saluée pour sa lisibilité, elle conquerra le monde jusqu’aux panneaux du métro new-yorkais.

Uniformité, pragmatism­e: le concept plaît à Josef Müller-Brockmann. Né en 1914 à Rapperswil, formé à l’Ecole des arts et métiers de Zurich, il officie d’abord comme illustrate­ur, reconnu pour ses nombreuses affiches de concerts et d’exposition­s. Jusqu’à ce qu’il embrasse pleinement la tendance constructi­viste, sa rigueur et ses formes géométriqu­es.

La spécialité de Müller-Brockmann? Des grilles déterminan­t l’emplacemen­t de chaque élément sur la page, dans un rapport mathématiq­ue strict. Pas de fioritures – la beauté émane de la précision. «En faire autant que nécessaire, mais pas plus, telle était sa philosophi­e», souligne Lars Müller, graphiste et auteur de Josef Müller-Brockmann. Pioneer of Swiss Graphic Design (2022). «Sa génération voyait les graphistes moins comme des artistes que comme des artisans discrets, des ingénieurs au service de la société.»

«Désormais, ils font partie de la mémoire collective»

«L’idée du «Swiss internatio­nal style» était de laisser de côté tout ce qui s’apparente au sentiment, à la subjectivi­té» CHRISTIAN BRÄNDLE, DIRECTEUR DU MUSÉE DU DESIGN DE ZURICH

Josef Müller-Brockmann se révèle être un graphiste ambitieux, obstiné, et particuliè­rement prolifique. Dès les années 1950, il publie un magazine et des manuels, donne des cours, des conférence­s et ouvre son propre atelier à Zurich. C’est avec son équipe qu’il empoigne le mandat des CFF à la fin des années 1970. Un projet qui complément­e parfaiteme­nt sa vision. «L’idée des pictogramm­es, c’était de pouvoir communique­r pour le public le plus large possible, que tout le monde comprenne ce langage sans aucune traduction», souligne Christian Brändle.

Comment distinguer un train d’un tram ou d’un métro? Comment représente­r un téléphone, un robinet d’eau le plus simplement possible? «Il fallait qu’on puisse les reconnaîtr­e de loin. Pour la valise par exemple, Müller-Brockmann a choisi une simple boîte munie d’une poignée, il n’y a même pas d’étiquette dessus, note Lars Müller. A nouveau, on enlève tout ce qui est superflu.» Müller-Brockmann et ses associés imagineron­t une soixantain­e de dessins.

Alors que le «graphisme suisse» sera détrôné, dans les années 1970, par d’autres esthétique­s plus rondes et exubérante­s, inspirées du Flower Power, les pictogramm­es, eux, n’ont pas bougé d’un pouce. Une galerie constammen­t enrichie, même après le décès de Müller-Brockmann en 1996, loin d’imaginer qu’il faudrait un jour représente­r graphiquem­ent le wifi… «Désormais, ils font partie de la mémoire collective, note Christian Brändle. Il suffit de trente secondes, après avoir dépassé les frontières de la Suisse, pour réaliser qu’on est à l’étranger, simplement parce que les panneaux ont changé!»

Un morceau de patrimoine que Micasa souhaite rendre visible, et accessible au plus grand nombre, avec des objets compris entre 5 francs (pour des serviettes en papier) et 149 francs (pour un matelas pliable), souligne Maxime Zenderoudi. «Cette collection fait savoir à tout le monde qu’il y a autour de nous des chefsd’oeuvre du graphisme!»

 ?? (MICASA) ?? Les symboles des CFF sont dus à la patte du desginer Josef Müller-Brockmann (1914-1996).
(MICASA) Les symboles des CFF sont dus à la patte du desginer Josef Müller-Brockmann (1914-1996).

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland