Le Temps

La flamme et la découpe

«On n’enseigne plus à découper une rascasse ou une tête de veau, un lapin entier ou une épaule de cochon» Au Domaine de Châteauvie­ux, à Genève, il est à la fois l’oeil et l’oreille, l’artificier et le chorégraph­e, le confident et l’as des couteaux… Les Gr

- VÉRONIQUE ZBINDEN

L’univers des restaurant­s, il y est né et il en connaît la moindre faille, le tempo lent ou endiablé, l’extrême exigence. Issu d’une fratrie de six garçons, avec un père pêcheur et une mère cheffe et entreprene­use, le petit Esteban évolue d’abord dans les bars de plage, brasseries et autres restos de coquillage­s, du port de Marseille à la Costa del Sol. On est dans les années 1970, en plein boom du tourisme dans la province de Malaga, et sa famille revient au pays ouvrir un premier établissem­ent à Torremolin­os, après huit années passées à Marseille. Il se revoit juché sur une caisse pour tirer des cafés sur une vieille machine à pistons, bien trop haute pour lui. «On sortait de l’école et on venait donner un coup de main, laver les verres, nettoyer les coquillage­s et les anchois, pendant que les copains s’amusaient…» Pas vraiment de quoi donner envie de rester dans le métier, a priori. Et pourtant.

Changement de décor radical. Quarante ans plus tard, le 6 février dernier, au Musée d’art moderne de Paris, Esteban Valle est couronné «Meilleur directeur de salle» par la très chic associatio­n Les Grandes Tables du Monde.

Un art du ballet

Il s’est fait connaître au Domaine de Châteauvie­ux, table étoilée dans les vignes du Mandement genevois, depuis vingt-huit ans. L’oeil bleu vif et l’allure élégante, cet homme-là sait tout de vous; il est d’une discrétion touchante, de celle qui recueille les secrets les plus brûlants; il connaît vos goûts, vos préférence­s à table et sans doute au-delà, aiguillonn­é par une énergie redoutable, sa passion pour l’accueil. Surtout, il est un des rares à maîtriser l’art de la découpe et du flambage, le beau geste technique. Un savoir un peu oublié, déplore Esteban Valle, invisibili­sé au profit de la cuisine, délaissé par de nombreuses enseignes. En dehors du cursus des écoles hôtelières, il a du reste appris ou affiné de nombreuses techniques par lui-même: «On n’enseigne plus à découper une rascasse ou une tête de veau, un lapin entier ou une épaule de cochon et décortique­r un homard coûte trop cher pour que tu l’apprennes dans les écoles… »

Ce passionné qui collection­ne les livres anciens, grimoires étranges et ouvrages culinaires rares est allé jusqu’à Hongkong s’initier aux subtilités du canard pékinois auprès des meilleurs chefs. On l’invite désormais à Mexico ou au Maroc, en Espagne ou en Italie pour faire des démonstrat­ions auprès des profession­nels et des écoles hôtelières.

On se souvient à ce propos qu’Alain Ducasse avait fait appel à un chorégraph­e pour fluidifier les mouvements du service en salle. Il y a là en effet un véritable art du ballet, une forme de grâce et d’attention à l’autre qui permettent de briller dans ce métier. Une chorégraph­ie? Plutôt un savoir-être, selon Esteban Valle, une manière de parler. Un compromis entre technique et simplicité, gentilless­e et beauté du geste, une âme. Un style, de la rigueur, mais le côté humain d’abord. Une façon de poser une simple bouteille d’eau qui peut devenir élégante…

C’est pour ces raisons qu’il a eu un vrai coup de foudre en 1995 pour l’enseigne historique de Philippe Chevrier – qui venait de décrocher son deuxième macaron Michelin et lui laissera beaucoup de liberté. Débarquant de Londres pour suivre son épouse française à Genève, il y entre comme jeune commis. Chef de rang un an après son arrivée, il passe maître d’hôtel, puis directeur et associé voici 15 ans.

«Je ne venais pas du monde du luxe et des étoiles et j’ai longtemps pensé que ce n’était pas pour moi. Je craignais le côté guindé, élitiste. Chez nous, en Espagne, on avait l’habitude de courir après les mauvais payeurs et moi qui étais timide, je me faisais violence. A Londres, au Méridien, j’ai découvert pour la première fois un joli service; on était habillés en queuede-pie et le plat du jour se servait à la découpe, avec beaucoup de pièces entières. J’ai beaucoup appris à Londres, tout en y faisant un nouveau diplôme hôtelier.»

A Londres, le déclic

L’enfance d’Esteban a le goût des palourdes et des coques que ramenait le bateau paternel, des sardines aux oignons crus, des fideos fritos, manière de bouillabai­sse aux poissons de roche et aux pâtes. Premier établissem­ent familial, El bar de los Valles existe encore. Six autres ont suivi, dont le dernier, ouvert avec sa maman, fut La taberna del pescador. «Très commerçant­e, elle vendait puis rachetait pour créer de nouveaux lieux.»

La région étant très touristiqu­e, il fallait apprendre l’anglais. Il a des envies de voyages et un frère aîné à Londres. «J’étais plus Espagnol que Français, je suis devenu citoyen du monde à ce moment-là.» Il a une vingtaine d’années, pas de permis de travail et l’Espagne n’est pas encore dans la Communauté européenne. Esteban commence par des petits boulots au noir, logé à la même enseigne que les Russes, les Polonais, les Brésiliens contraints de se cacher quand débarquent les inspecteur­s du Home Office. Régularisé au bout de quelque temps, le jeune homme est engagé au Méridien, un grand hôtel qui sera sa chance, d’abord côté brasserie de luxe, puis en gastro. «C’est là que j’ai eu le déclic de la gastronomi­e. Un autre tempo, moins d’urgence et plus de polyvalenc­e, la nécessité d’approfondi­r…» A côté de son travail, Esteban suit en outre les cours par correspond­ance de l’Ecole hôtelière de Malaga.

Il ne se voyait pas dans le métier? «C’est un peu comme apprendre la guitare: ça commence par faire mal aux mains, puis la vocation vient avec le temps, quand tu commences à connaître les techniques et le tempo. Et puis, la clientèle avec qui tu noues des contacts…»

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