Süssli, ni l’art ni la manière
A la suite de la polémique sur les finances des troupes, le parti conservateur en attribue la responsabilité à la ministre de tutelle, Viola Amherd, et soutient Thomas Süssli
Plus un jour sans que le chef de l’armée suisse fasse parler de lui. Après l’épisode il y a un mois du trou financier à plus de 1 milliard, devenu un «goulet d’étranglement des liquidités» par la grâce de ses explications alambiquées, puis «rien du tout» selon les mots de sa ministre de tutelle, Thomas Süssli n’a pas jugé bon de s’excuser. Ni en public ni devant les élus de la Commission des finances, chargés pourtant de contrôler les dépenses gris-vert.
De fait, ce qui ne fut finalement qu’une erreur de planification a bien mal caché une difficulté crasse de la part de l’armée à se soumettre au bien-fondé d’une décision strictement politique. En l’occurrence, celle d’étaler la hausse du budget militaire jusqu’en 2035, au lieu de 2030 comme initialement prévu. Voilà qui est tout de même plus grave. On ignore si la présidente de la Confédération et patronne du Département de la défense, Viola Amherd, a tancé le commandant de corps pour ce manquement, mais on peut douter que l’éventuelle remise à l’ordre ait atteint son but. Car sur les cendres encore chaudes du pataquès financier le numéro un de l’armée a remis une couche, réclamant une augmentation des effectifs de la troupe. Ce faisant, c’est au Conseil fédéral qu’il vole la vedette, lui qui doit présenter ses propositions sur l’obligation de servir dans quelques mois.
Ces deux épisodes montrent surtout que, porté par la situation sécuritaire du continent, le jovial Argovien réfléchit au-dessus des institutions. Seule épargnée par la coupe linéaire du budget de la Confédération annoncée il y a peu, l’armée fait office de nouvelle vache sacrée du portemonnaie fédéral. C’est dans ce contexte précis que son chef se permet de nouvelles libertés, au lieu de réserver sa science à ceux-là mêmes qui doivent ficeler les projets et asseoir les crédits. Péché d’orgueil, lacune stratégique, ou déficit de communication de la part de Thomas Süssli? Si ce genre de méthode lui permet sans aucun doute d’asseoir sa stature dans les rangs militaires, il n’en va pas de même au parlement et au gouvernement.
Pour se défaire de hauts cadres qui lui posaient problème, ou qui parlaient trop, Viola Amherd a rarement pris des gants par le passé. «Bien sûr, je tiens au chef de l’armée Süssli», assurait la placide Haut-Valaisanne dans la presse dominicale. Pour combien de temps encore?
Le jovial Argovien réfléchit au-dessus des institutions
Entre Thomas Süssli et Viola Amherd, l’UDC a choisi: à son avis, le chef de l’armée ne peut rien à la controverse sur les finances de l’armée, alors que la ministre de tutelle en porte la responsabilité politique. Pour rappel, le commandement des troupes a constaté récemment qu’il allait devoir remettre à plus tard des projets totalisant 1,4 milliard de francs. En cause: il n’a pas tout de suite ajusté sa planification aux restrictions budgétaires décidées par le Conseil fédéral et votées au parlement.
Dans un point de presse donné ce mardi, l’UDC souverainiste relève bien un «problème de communication», mais l’attribue avant tout à la direction politique du Département fédéral de la défense. «Ce que le chef de l’armée a dit est juste: il y a un manque de moyens financiers», remarque Thomas Hurter (SH), conseiller national de la Commission de sécurité. «Thomas Süssli a corrigé le terme «problèmes de liquidités» qu’il a employé et qui a mené à une confusion. Il l’a reconnu.»
Soutien de la milice
Le chef de l’armée a passé une partie de l’après-midi en audition devant le groupe UDC aux Chambres. Jusqu’ici, il n’avait pas jugé nécessaire de faire son mea culpa, que ce soit publiquement ou devant les commissions parlementaires. Il en a même rajouté une couche, en réclamant dans la presse une hausse des effectifs et du budget. Une offensive qui n’est pas bien passée dans certains ministères, où des fonctionnaires préféreraient que le chef de l’armée attende que le Conseil fédéral statue sur la question.
A l’intérieur des troupes, en revanche, le chef de l’armée plaît à certains par son engagement. «Thomas Süssli jouit d’un grand soutien des organisations de milice», rapporte Dominik Knill, président de la Société suisse des officiers. «Il se bat pour la capacité de défense de l’armée, le mandat de base. Une alternative à court terme à la tête de l’armée est peu probable, et surtout pas maintenant dans la situation difficile actuelle.»
«Si l’armée a aujourd’hui plus d’argent, c’est grâce à Viola Amherd»
ISABELLE CHAPPUIS, CONSEILLÈRE NATIONALE (LE CENTRE/VD)
Pour l’UDC, sur la même ligne, c’est surtout la conseillère fédérale Viola Amherd qui a commis des erreurs. «La cheffe du département aurait dû rétablir la clarté plus tôt sur les finances», insiste Thomas Hurter. Lors de la première conférence de presse convoquée sur la question, «Thomas Süssli a dû se présenter seul, alors que Mme Amherd aurait dû l’accompagner», regrette Werner Salzmann (BE), sénateur de la Commission de sécurité. «Ce qui a été affirmé au tout début a ensuite été démenti la semaine suivante: cette façon de communiquer n’est vraiment pas bonne. Mais ce lapsus ne doit pas nous faire perdre de vue le problème principal: les soldats ont le droit d’être équipés correctement.»
Les parlementaires UDC réitèrent en effet leurs revendications de longue date: plus d’armement, plus d’argent et plus d’hommes. «La capacité de défense doit être restaurée au plus vite. Il ne s’agit pas moins que de la mission constitutionnelle de l’armée», martèle Jean-Luc Addor (VS), lui aussi de la Commission de sécurité. «Pour l’asile, la coopération internationale ou les dépenses sociales, les caisses fédérales sont grandes ouvertes. Mais pas pour la défense et la sécurité de la population», a-t-il encore déploré. L’UDC réclame de donner la priorité à l’équipement des troupes en relevant leur budget pour qu’il atteigne 1% du produit intérieur brut (PIB) en 2030 – et non en 2035 comme voté par le parlement. Elle appelle aussi à serrer la vis au service civil, qui aspire des forces vives à l’institution militaire.
«Remettre l’église au milieu du village»
Les vues du parti conservateur trouvent de l’écho dans les autres partis bourgeois depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine il y a deux ans. Avec certaines nuances toutefois, notamment au Centre, parti de Viola Amherd, qui défend logiquement sa ministre. «Viola Amherd n’y est pour rien dans les problèmes structurels actuels de l’armée. Celle-ci subit les conséquences de trente ans de négligence», rétorque Isabelle Chappuis (Le Centre/VD), de la Commission de sécurité. «Ce sont des ministres UDC qui ont tenu ce département pendant trente ans, donc remettons l’église au milieu du village. Si l’armée a aujourd’hui plus d’argent, c’est grâce à Viola Amherd.»
La gauche, qui exige plusieurs enquêtes sur les finances de l’armée, risque donc de se retrouver assez seule. «La Commission des finances du Conseil national n’a pas suivi le PS, qui voulait des compléments d’information», grimace Samuel Bendahan (VD), chef du groupe socialiste au parlement. «Le problème est le même qu’avec Credit Suisse: les partis bourgeois refusent de faire toute la lumière nécessaire.»
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