Dans la prison d’Alexeï Navalny, des tortures routinières
Selon des témoignages de détenus recueillis par la presse indépendante, les violences et mauvais traitements étaient monnaie courante dans la colonie pénitentiaire de l’Arctique, où l’opposant au Kremlin est décédé
L’affaire a été exhumée par plusieurs médias russes en exil, parmi lesquels le site d’informations Meduza: un an et demi avant qu’Alexeï Navalny y soit transféré, des gardiens de la prison à régime spécial IK-3 de Kharp, dans l’Arctique, avaient tenté de faire passer pour un suicide la mort d’un prisonnier vraisemblablement causée par des tortures.
De manière inhabituelle, le dossier a eu des suites judiciaires, notamment parce que les gardiens ont attendu quatre jours pour déclarer le décès, et falsifié de manière trop grossière les documents officiels. Deux d’entre eux sont toujours poursuivis pour des «violences ayant entraîné la mort» et deux autres pour «négligence» devant le Tribunal de Labytnangui, ville voisine de Kharp, dans le district autonome de Iamalo-Nénétsie.
Barkhombek Charifov, 43 ans au moment de sa mort, condamné à 25 ans de détention pour trafic de drogue, avait été transféré à l’IK-3 après avoir dénoncé des tentatives d’extorsion du personnel de son ancienne prison, dans l’Altaï. Après son arrivée à l’IK-3, le détenu aurait été régulièrement emmené en cellule de quarantaine, utilisée selon plusieurs témoignages de détenus comme un lieu habituel de tortures. Après sa mort, les gardiens ont ordonné à des prisonniers de brûler toutes les traces et effets personnels pouvant les impliquer.
Accès aux soins quasi inexistant
Le cas Charifov ne préjuge en rien des raisons de la mort, annoncée le 16 février, d’Alexeï Navalny, si tant est que celles-ci soient un jour connues. L’expérience de ses premières années de détention et ses propres récits montraient même plutôt que l’opposant était protégé des attaques physiques directes, l’administration pénitentiaire s’attachant plutôt à le briser par des pressions psychologiques incessantes et l’envoi répété au mitard, dans des conditions qui ont pu avoir un effet sur sa santé, déjà affectée par l’empoisonnement d’août 2020. Mais ce dossier rappelle qu’Alexeï Navalny a été sciemment envoyé dans une colonie difficilement accessible (en même temps que trois de ses avocats étaient emprisonnés), à la violence routinière et au taux de mortalité élevé, d’où ne sort aucune plainte, et où l’accès aux soins est quasi inexistant.
Les quelques éléments rendus publics dans le cas Charifov corroborent les témoignages recueillis par le média en exil Holod, connu pour ses enquêtes fouillées. Celui-ci a pu s’entretenir avec trois anciens prisonniers du «Loup polaire», surnom de l’IK-3, libérés seulement pour être envoyés sur le front ukrainien, d’où ils s’expriment anonymement.La technique utilisée contre le trafiquant de drogue consiste à battre le détenu avant de l’empaqueter dans des couvertures et des matelas compressés avec du scotch, d’où ne dépasse que la tête – dans cette position, le détenu est nourri avec un entonnoir et contraint de faire ses besoins sur lui-même.
L’un des témoins assure avoir passé près de quatorze mois «dans les matelas», à son arrivée à l’IK-3 en 2011, libéré par tranches de quelques heures seulement le temps que son corps se remette à fonctionner, ou que des infirmiers lui donnent des vitamines. Barkhombek Charifov aurait été maintenu trop longtemps, ou trop compressé. Particularité de ces tortures, elles seraient pratiquées par les gardiens eux-mêmes, alors que la norme dans les prisons russes est plutôt de déléguer violences et viols aux prisonniers cooptés par les autorités, les «activistes». En octobre 2021, le média d’investigation avait recueilli de nombreux témoignages sur une prison de la région de Krasnoïarsk, l’IK-31, où la méthode du «matelas» est aussi employée – en plus d’autres comme la «baignoire» (simulation de noyade) ou des électrochocs dans l’anus. Les témoins de Holod et de Meduza décrivent d’autres actes de maltraitances, comme le fait de laisser un prisonnier dehors en plein hiver pendant plusieurs heures, avec des températures atteignant parfois les – 50 degrés. Ou la technique du coffre métallique dans lequel le détenu doit se contorsionner pour entrer et sur lequel est appliqué un radiateur le chauffant à l’extrême.
Diagnostics fantaisistes
Les coups, eux, font partie de la routine, notamment durant la phase d’«éducation», à l’arrivée d’un prisonnier. Un témoin de Holod raconte avoir voulu se plaindre en écrivant au procureur de la région. Mais sa lettre ayant été interceptée, il a été battu jusqu’à perdre trois fois conscience, avant de subir une tentative de viol et de finir «dans le matelas». Les violences auraient diminué après la mort de Barkhombek Charifov, assurent les témoins, qui évoquent à l’inverse une hausse des conflits entre détenus orchestrés par l’administration pénitentiaire.
D’autres témoignages, recueillis par Meduza, montrent un système de soins quasi inexistant, avec la présence sur place de simples infirmiers, «parfois pires que les gardiens», et l’impossibilité pour les détenus d’obtenir le moindre traitement avant que leurs symptômes ne deviennent insupportables. «Je me souviens d’années où jusqu’à 13 à 15 détenus sont morts à l’infirmerie [sur environ mille prisonniers], affirme un témoin de Holod. Surtout des séropositifs. » Selon les statistiques officielles, 10% des prisonniers russes sont infectés par le VIH.
Plusieurs familles racontent avoir été informées de la mort d’un proche sans qu’aucune explication à ce décès ne soit donnée, ou seulement des diagnostics fantaisistes. Certains détenus, dont les familles ont tardé à récupérer le corps (en théorie, celles-ci doivent être présentes sous vingt-quatre heures), sont enterrés sous un simple numéro, sur le territoire de la colonie.
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