Les trains frontaliers attendent leur heure
Ces dernières décennies, de plus en plus de personnes passent la frontière pour venir travailler en Suisse. L’immense majorité utilise la voiture. Plusieurs projets visent à encourager le rail, mais les discussions avec la France sont compliquées
Comment intégrer les frontaliers dans les concepts de mobilité suisses? Cette question taraude les responsables politiques de Suisse occidentale, las de voir des colonnes de voitures engorger les axes binationaux. Les solutions sont rendues difficiles par des approches différentes de part et d’autre de la frontière et par les priorités variables des régions françaises, compétentes en matière de transports.
Le nombre de frontaliers étrangers travaillant en Suisse a plus que doublé en l’espace d’une vingtaine d’années, pour atteindre 392 831 à la fin de 2023 selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Plus de la moitié de ces travailleurs viennent de France, près d’un quart d’Italie et 17% d’Allemagne. Si Bâle-Ville accueillait le plus grand nombre d’employés frontaliers en 1996, c’est désormais la Cité de Calvin qui arrive largement en tête. Le Tessin et Vaud ont depuis également surpassé la cité rhénane quant au nombre de frontaliers étrangers exerçant sur leur territoire.
Partout on cherche à résoudre le casse-tête de ces déplacements. Le succès du Léman Express motive ceux qui croient au potentiel des transports publics. En quatre ans, la fréquentation s’est accrue de 50%, atteignant 80 000 voyageurs par jour fin 2023, dont 25% de frontaliers, selon les chiffres de la société Lémanis. La réalisation de ce réseau transfrontalier de 230 kilomètres et de plus de 40 gares a pris du temps. Les négociations entre la Suisse et la Région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA) n’ont pas été simples. Il a fallu trouver un accord pour le personnel et le matériel roulant, le principe d’une flotte unique ayant été écarté. Vingt-trois compositions Flirt de Stadler et 27 Régiolis d’Alstom se partagent l’exploitation.
10 000 voitures par jour
Ce succès ne passe pas inaperçu du côté de Bâle, où le développement des liaisons ferroviaires transfrontalières est en cours. Le RER trinational de Bâle fait l’objet d’échanges entre la Suisse, la Région Grand-Est et le Bade-Wurtemberg. Lors d’une rencontre à Strasbourg en 2023, à laquelle Le Temps a participé, Laurence Berrut, directrice territoriale de la SNCF en Grand-Est, confiait ceci: «La Suisse exerce une forte attractivité pour le développement de trains express régionaux (TER). La demande est forte, mais nous ne sommes pas sûrs aujourd’hui de pouvoir répondre à tous les besoins de la mobilité future, car elle s’annonce très dense.» Trois liaisons sont jugées prioritaires: une cadence semi-horaire entre Strasbourg et Bâle, un RER Mulhouse-Bâle-Liestal et la desserte de l’EuroAirport trinational, qui n’est pas encore raccordé au réseau ferroviaire. Là également, la question du matériel roulant et du personnel fera l’objet de discussions serrées.
La Suisse espère améliorer d’autres axes dans l’espoir de canaliser les travailleurs frontaliers vers le rail. Le Valais met les bouchées doubles pour convaincre la Région AURA de redonner vie à la ligne du Tonkin, entre Evian et Saint-Gingolph. Neuchâtel a déployé d’intenses efforts pour convaincre la Région Bourgogne-Franche-Comté (BFC) d’améliorer la ligne TER Besançon-Morteau-La Chaux-de-Fonds. Cet axe est bien fréquenté entre la cité bisontine et la gare du Valdahon, qui dessert un camp militaire. Il l’est moins au-delà.
L’immense majorité des frontaliers qui travaillent dans les Montagnes neuchâteloises se déplacent en voiture et congestionnent la ville du Locle le matin et en fin de journée. Une route de contournement est en construction. Menacée de disparition en 2004, la voie ferrée, non électrifiée, est toujours là. Dès 2017, les villes situées de part et d’autre du Doubs se sont mobilisées pour réclamer une amélioration de l’offre. Une première tranche de 60 millions d’euros, financée par la France, a permis d’augmenter les capacités (des rames TER de 160 places au lieu de 80). Un second paquet de 50 millions augmentera la performance de la ligne. Les travaux débutent le 4 mars prochain et dureront jusqu’à fin octobre. Cinquante millions supplémentaires sont envisagés à terme. Toutefois, du côté français, on insiste sur le fait que ces investissements doivent être rentables. Or, ce n’est pas encore le cas. Alors que 10 000 véhicules sont comptabilisés chaque jour au poste-frontière du col des Roches, seuls 300 frontaliers se déplacent en train.
Dans le Jura, il y a le dossier épineux de l’axe Bienne-Delle-Belfort. Au terme d’intenses efforts, il a été remis en service en 2018. Il relie les villes jurassiennes à la gare TGV de Meroux-Belfort, sans changement à Delle. Mais les résultats, plombés par une fiabilité horaire et technique insuffisante au-delà de Delle, sont restés en deçà des attentes. Coup de théâtre en 2023: l’influent numéro deux de la Région BFC, Michel Neugnot, chargé des transports, annonce à l’assemblée régionale que la France va mettre un terme à l’expérience en 2025. Trains suisses (CFF) et français (TER) s’arrêteront à Delle, où il faudra changer de rame pour poursuivre sa course. Colère et sentiment de trahison dans le Jura, où, dans l’espoir d’améliorer la fréquentation, on a lancé un projet nommé Convergence 2026 avec une cadence semi-horaire entre Delémont, la gare TGV et Belfort. BFC a fini par dire non. La Région refuse l’horaire cadencé à la sauce helvétique et mise sur une desserte séparée: suisse jusqu’à Delle, française au-delà.
Selon une enquête de la TV régionale Canal Alpha, les syndicats français auraient fait pression pour cette solution mixte. Cette situation rappelle les négociations difficiles qui ont entouré la genèse et la convention d’exploitation du Léman Express. «On sert la France avant de servir les autres. Je suis prêt à accepter les Suisses dans le cadre de l’ouverture à la concurrence», a déclaré Michel Neugnot à Canal Alpha. Entre une Suisse ferroviaire et une France qui l’est moins, les discussions sont complexes. ■
«Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir répondre à tous les besoins de la mobilité future, car elle s’annonce très dense» LAURENCE BERRUT, DIRECTRICE TERRITORIALE DE LA SNCF EN GRAND-EST