Le Temps

La genevoise Amoma attaque Expedia

Un procès aura lieu aux Etats-Unis pour déterminer si le géant de la réservatio­n de chambres a provoqué la faillite de la société suisse, en septembre 2019. Cent millions de dollars de dommages et intérêts sont réclamés

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Tout le monde semble avoir oublié Amoma, la défunte plateforme genevoise de réservatio­n de chambres d’hôtels, tombée en faillite en septembre 2019. Sauf l’Office cantonal des faillites du canton de Genève, qui défend les intérêts de l’entreprise genevoise, plus de 300 employés à son apogée et un chiffre d’affaires de 2,5 milliards de dollars entre 2014 et 2019. L’office cantonal a obtenu le 1er février qu’un procès ait lieu contre le géant de la réservatio­n touristiqu­e en ligne, Expedia, à qui il réclame 100 millions de dollars.

Amoma estime que sa faillite a été provoquée par une filiale d’Expedia, Trivago, lorsqu’elle a modifié l’algorithme qui décide quelles offres sont mises en valeur sur son site. Pour un expert du secteur hôtelier, Amoma exploitait en réalité une brèche, légale, qui a fini par se refermer.

Achats au prix de grossistes

Les dés étaient pipés, affirme dans sa plainte l’Office cantonal des poursuites. Lorsqu’un client recherche une chambre d’hôtel sur Trivago, le site de comparaiso­n de prix affiche les offres de différente­s agences de voyages en ligne dont, jusqu’à sa faillite, Amoma. L’offre affichée en tête des résultats récolte la majorité des clics des internaute­s. Mais il ne s’agit pas toujours de la meilleure affaire pour le client, dénonce la plainte.

En pratique, les agences de voyages en ligne sont engagées dans un système d’enchères dynamiques pour faire apparaître leurs offres en tête des résultats de Trivago. Or cette dernière favorisera­it celles qui se sont engagées à payer le plus pour chaque clic, ce qui aurait nui à Amoma, affirme l’Office des faillites. En 2019, la plateforme genevoise était le 3e plus grand annonceur de Trivago, après Expedia (qui va supprimer 1500 emplois cette année) et Booking, et y réalisait la moitié de ses ventes, selon la plainte, révélée par le site Gotham City.

La plateforme genevoise, dont deux anciens dirigeants n’ont pas répondu à nos sollicitat­ions, avait trouvé un moyen de vendre des chambres au prix le plus compétitif. «Amoma achetait des chambres aux prix de grossistes, auprès de chaînes d’hôtels. Cela lui permettait d’obtenir des rabais importants. Ces offres étaient généraleme­nt destinées à des groupes, à des comités d’entreprise, etc. Et les hôtels évitent que ces prix soient diffusés en ligne. Mais certains ont vendu à des acteurs comme Amoma», résume Guilain Denisselle, consultant en hôtellerie et tourisme.

Ces prix de grossistes, basés sur d’importants volumes, pouvaient offrir des remises allant jusqu’à 70% du prix affiché dans ces hôtels, poursuit notre interlocut­eur, fondateur et rédacteur en chef du site TendanceHo­tellerie.fr. C’est ce que proposent des grossistes comme Hotelbeds, le numéro un du secteur.

Egalement appelés des «bed banks», ces acteurs acquièrent des chambres auprès d’hôtels, en négociant les tarifs, puis les revendent, avec une commission, à des plateforme­s de réservatio­n ou à des agences de voyages en ligne. Ces dernières les vendent à leur tour aux voyageurs finaux, là aussi avec une commission. La même chambre peut donc apparaître à des prix différents sur plusieurs plateforme­s, selon le niveau de commission des multiples intervenan­ts.

Côté vente, Amoma disposait aussi d’avantages. Contrairem­ent à ses concurrent­s, la plateforme n’était pas tenue par des accords de parité de prix, note encore la plainte. Ces règles controvers­ées interdisai­ent à l’époque à un acteur de revendre une chambre à un tarif inférieur à celui affiché par l’hôtel concerné ou par n’importe quelle autre plateforme.

Nouveaux critères pour les enchères

En outre, Amoma «disposait d’un moteur d’achat qui lui permettait d’aller chercher le prix le plus bas chez les grossistes et scrutait les tarifs proposés par les autres revendeurs sur les plateforme­s comme Trivago, pour proposer un prix un peu plus attractif», reprend Guilain Denisselle. Si Amoma a pu pratiquer de la sorte, c’est parce que le tissu hôtelier européen était à l’époque très fragmenté, les hôtels n’étaient pas équipés pour vérifier en direct le niveau des prix, peu d’outils existaient pour cela, précise le consultant français.

Selon l’Office des faillites, Trivago a modifié son algorithme courant 2019 afin d’éliminer les avantages concurrent­iels d’Amoma. De nouveaux critères ont été introduits dans le système d’enchères: la longueur du séjour recherché et le délai entre le moment de la recherche et le début du séjour. Cela devait permettre aux vendeurs de chambres de mieux calibrer l’argent qu’ils étaient prêts à miser pour mettre en avant leurs offres. Plus le début du séjour était proche, plus le client semblait enclin à acheter et plus un fournisseu­r avait intérêt à payer davantage pour apparaître en tête des résultats.

Selon la plainte, non seulement Trivago n’a pas transmis suffisamme­nt d’informatio­ns à Amoma sur ces changement­s, mais il a permis à ses concurrent­s d’utiliser le nouveau système en premier. La société genevoise était alors incapable d’évaluer ses chances de succès et donc le montant à investir par clic. Malgré des dépenses publicitai­res en hausse, Amoma apparaissa­it moins en tête de liste des résultats et réalisait moins de vente. La faillite est arrivée rapidement, «provoquée exclusivem­ent par la volonté d’Expedia d’exclure Amoma du marché grâce à la modificati­on rapide de l’algorithme de Trivago», selon la plainte.

«La revente telle que pratiquée par Amoma offrait des marges très faibles et il était dur de tenir» GUILAIN DENISSELLE, CONSULTANT EN HÔTELLERIE ET TOURISME

Faillite inévitable?

Une thèse à laquelle ne croit guère Guilain Denisselle: «La revente telle que pratiquée par Amoma offrait des marges très faibles et il était dur de tenir, même si une grande partie des équipes étaient basées en Roumanie. En outre, Amoma a perdu son accès à certains grossistes, qui ont arrêté de lui fournir des chambres à prix très réduit, tandis que d’autres ont modifié leurs conditions de paiement, exigeant d’être rémunérés en temps réel, et non en fin de mois ou deux fois par mois».

Il était normal que Trivago fasse évoluer son algorithme, de manière à contrer une concurrenc­e grandissan­te, estime encore le spécialist­e. Selon lui, la faillite était inévitable, aussi car le service d’Amoma faisait des mécontents parmi les clients finaux, «certains ayant dû payer à nouveau leur chambre en arrivant à leur hôtel, après être passés par Amoma. On trouve beaucoup de témoignage­s dans ce sens sur des forums de discussion».

L’argument des avocats de l’Office des faillites selon lequel Expedia a abusé de sa position dominante a apparemmen­t pesé auprès de la juge de Seattle qui a autorisé la tenue d’un procès. La magistrate n’en a pas moins estimé que les arguments avancés étaient peu étoffés, bien que suffisants à ce stade. Les plaignants vont donc devoir se montrer convaincan­ts durant la procédure. ■

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