«On utilise à peine un tiers de la laine»
En Suisse romande, des initiatives émergent pour contrer le gaspillage de cette matière locale. Deux journalistes ont suivi les traces d’éleveurs et d’artisans et signent «La Toison dort», un documentaire sélectionné au Festival du film vert
Le saviez-vous? Depuis 2010, la laine des moutons suisses est jetée, voire brûlée. Une aberration environnementale et économique, résultat de la fermeture de la Centrale de la laine indigène d’Herzogenbuchsee (BE), combinée au succès mondial du mérinos australien et néo-zélandais, et à l’arrivée de textiles synthétiques moins onéreux.
Les initiatives émergent toutefois en Suisse romande pour que cette matière textile regagne ses lettres de noblesse. Ces démarches sont mises à l’honneur dans le documentaire La Toison dort, réalisé par deux journalistes, Marion Police et Hugo Cousino, qui signent là leur première réalisation commune. Pendant près de deux ans, les deux reporters ont suivi les éleveurs et artisans à l’oeuvre, sur leur temps libre et en finançant leur projet grâce à une campagne participative.
Sélectionné pour le Festival du film vert, le film sera diffusé le 7 avril à Lens, à la Fondation Opale, et le 11 mai à Evolène, à l’occasion de l’inauguration du sentier Marie Métrailler. Rencontre avec la coréalisatrice, Marion Police.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à la valorisation de la laine? Il y a quelques années, j’ai réalisé pour Le Temps un portrait de Martine Gerber, une éleveuse et cofondatrice de la Filature de l’Avançon à Bex (VD). Elle m’avait alors expliqué que la laine était en grande partie jetée, ce qui m’a semblé scandaleux, puisque l’on a beaucoup de moutons sur le territoire et que cette ressource a de nombreux usages. C’est resté dans un coin de ma tête et j’en ai parlé avec Hugo [Cousino]. On s’est dit qu’on ferait bien un projet ensemble sur ce sujet révélateur des conséquences de la mondialisation, car c’est entre autres à cause de l’arrivée des matières synthétiques qu’on a arrêté de s’occuper de la laine suisse. Le format documentaire s’est imposé parce que c’est un sujet très visuel, que ce soit au niveau de la matière, de la texture, ou des moutons à la montagne. Le documentaire s’est construit au fur et à mesure, au gré des rencontres, on a tiré le fil… Et le tournage a duré deux ans.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en tirant ce fil? La surprise reste le point de départ: on a en Suisse un cheptel d’à peu près 350 000 moutons sur le territoire, pour un potentiel de laine d’à peu près 1000 tonnes pour l’année, mais on en utilise à peine un tiers. Le reste n’est pas valorisé, il est souvent jeté et donc incinéré – ce qui est en plus idiot, car ça brûle très mal. Et ce, alors qu’on en importe de l’étranger pour d’autres usages.
Au début de votre film, vous dites qu’un éleveur perçoit entre 0,20 et 1,80 franc pour un kilo de sa laine fraîchement tondue, moins cher que le coût de la tonte… C’est ça, le nerf de la guerre. Si on ne rétribue pas correctement les éleveurs pour leur laine, pourquoi l’amèneraient-ils du fin fond de leur vallée jusqu’à une zone de récolte, alors que le prix ne remboursera jamais le coût de la tonte? A l’époque, la Confédération encourageait le développement des races lainières, comme le blanc des Alpes. La laine pouvait alors atteindre l’équivalent de 30 francs le kilo… Les prix ont chuté avec la baisse progressive des subventions fédérales, qui s’élevaient dans les années 1970 à 1,8 million de francs annuels pour la centrale lainière, ainsi que le recours massif aux matières synthétiques dans les années 1980, qui a engendré l’effondrement du prix de la laine sur le marché mondial.
Pour votre film, vous vous êtes rendus dans le canton de Vaud, du Jura et du Valais. Est-ce que des initiatives existent aussi outre-Sarine? Oui, il y a aussi des initiatives en Suisse alémanique, comme la Spycher-Handwerk, une filature familiale qui transforme elle-même la laine et propose un concept d’agritourisme. Il y a plusieurs petites filatures par-ci par-là, mais il n’existe plus de lieu en Suisse qui permette de transformer la laine en grande quantité. La laine récoltée à Collombey-Muraz sert par exemple à l’entreprise Fisolan pour fabriquer des panneaux d’isolation, mais elle est d’abord envoyée dans une laverie en Belgique, puis transformée en Allemagne, avant de revenir en Suisse. On est loin d’une filière intégrée de la laine à la pelote.
De nouveaux projets ont émergé depuis la fin du tournage, comme une journée romande de la laine. Votre campagne de financement participatif a en outre été un succès… Peut-on voir là des signes que l’intérêt pour la laine locale prend de l’ampleur? Je pense que cela fait partie d’une prise de conscience sociétale grandissante sur les questions de l’utilisation des ressources locales et du réapprentissage des savoir-faire qui ont été complètement mis de côté. Beaucoup de gens veulent se réapproprier des connaissances en lien avec leur territoire dans un contexte de changement climatique qui nous oblige à réfléchir autrement. Nous sommes très contents de montrer ce petit film et de susciter des discussions, parce que l’objectif, c’était vraiment de sensibiliser à cette thématique-là. ■