Le Temps

«Fremont», un biscuit chinois comme une bouteille à la mer

Babak Jalali suit dans un film attachant une traductric­e afghane réduite à fabriquer des «fortune cookies»

- NORBERT CREUTZ

Un noir et blanc tout en nuances de gris. Un petit atelier de «fortune cookies» dans une arrière-boutique du Chinatown de San Francisco. Une jeune Afghane qui vient travailler là alors qu’elle vit dans sa communauté d’exilés parqués en banlieue, à Fremont. Il n’en faut pas plus à Babak Jalali, cinéaste iranien ayant grandi à Londres et devenu aussi internatio­nal que son confrère Rafi Pitts, pour créer un film unique. On l’avait repéré dès son premier opus, Frontier Blues (2009), tourné dans sa région d’origine du nord de l’Iran. Quatorze ans et deux films inédits (Radio Dreams et Land, déjà réalisés aux EtatsUnis) plus tard, la tonalité n’a guère changé dans Fremont: tendre et ironique, à travers une attention aux petits événements du quotidien.

Traductric­e pour l’armée américaine évacuée peu avant la chute de Kaboul aux mains des talibans, Donya a beau parler parfaiteme­nt l’anglais, l’intégratio­n dans son pays d’accueil reste une autre affaire – comme on a pu le voir récemment dans Land of Dreams de Shirin Neshat. Même si la jeune femme fuit sa communauté chargée de ressentime­nts pour passer ses journées dans cette petite entreprise familiale, elle reste isolée. C’est en vain qu’une collègue amie lui vante les avantages des sites de rencontre. Et lorsqu’un voisin lui refile son rendez-vous médical, elle qui n’en espérait que des somnifères se voit diagnostiq­uer un trouble de stress post-traumatiqu­e! Promue à l’écriture des petites prédiction­s pour biscuits chinois, elle craque un jour et en glisse un qui porte son numéro de téléphone…

Message dans un cookie

Mine de rien, il se passe des choses dans ce film tranquille. Il y a d’abord le visible, qui peut sembler désespérém­ent répétitif et qui bouge pourtant, à la faveur d’un geste désintéres­sé, d’un décès inopiné ou d’une lecture de Croc-Blanc. Et puis il y a l’invisible: victime d’un «syndrome du survivant», Donya s’interdit la possibilit­é d’une rencontre alors même qu’elle y aspire intensémen­t. A-t-on le droit de rêver d’amour quand d’autres sont morts ou restés dans un pays où les femmes sont les prisonnièr­es des hommes? D’où ce cookie en forme de S. O. S. envoyé par celle-là même qui a été chargée de rédiger des petits messages d’espoir, aux conséquenc­es inattendue­s.

C’est là un film singulier, comme s’il venait d’une autre époque. Plus spécifique­ment, le style évoque Jim Jarmusch années 1980, le trop méconnu Charles Burnett ou encore Aki Kaurismäki. La systématiq­ue des champs-contrecham­ps signale un humour pince-sans-rire, la photo peu contrastée va de pair avec une tendresse devenue rare. De sorte que quand une ironie du sort vient récompense­r l’héroïne, cela en devient parfaiteme­nt désarmant. Et si l’amour n’existait pas que dans ces mélos turcs qui passent à la télé du restaurant où Donya dîne seule en compagnie du vieux patron? Et si le hasard en restait le meilleur allié? Aussi parfaiteme­nt mesuré que les formules des cookies chinois (leur «recette», donnée par le patron, est un grand moment), Fremont frappe comme l’oeuvre d’un auteur à découvrir.

■ Fremont, de Babak Jalali (Etats-Unis, 2023), avec Anaita Wali Zada, Gregg Turkington, Jeremy Allen White, 1h31.

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