Le Temps

Swisscom: de très mauvais souvenirs à effacer

Après avoir racheté Fastweb, l’opérateur helvétique veut désormais acquérir Vodafone Italia. Les synergies semblent importante­s. Mais des experts avertissen­t quant aux risques d’une telle opération

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Ce 28 février 2024 aura un arrière-goût de… 9 juillet 1999. En annonçant son intention de débourser 7,6 milliards de francs pour s’emparer de l’opérateur Vodafone Italia, Swisscom fait ressurgir un spectre, celui du rachat catastroph­ique de Debitel. Il y a 25 ans, l’opérateur helvétique réalisait l’opération la plus calamiteus­e de son histoire. Il déboursait, en deux temps, 4,3 milliards de francs pour acquérir l’opérateur allemand. Cinq ans plus tard, Swisscom revendait piteusemen­t Debitel pour 994 millions de francs, faisant perdre des milliards à la Confédérat­ion.

Les nouvelles ambitions en Italie de l’opérateur et de son directeur, Christoph Aeschliman­n, doivent être scrutées de près. Il y va de l’avenir de Swisscom. Mais aussi de l’argent des citoyens helvétique­s – la Confédérat­ion étant actionnair­e à 50,1% de l’opérateur.

En créant son clone en Italie à coups de milliards, Swisscom est-il en train d’adopter la stratégie expansionn­iste et suicidaire d’un Swissair de l’époque? Plusieurs signes nous font penser, a priori, que non.

Il y a d’abord le contexte: la fin des années 1990, c’était non seulement le premier vent de folie autour d’internet, avec sa

L’opération se fait-elle pour le bien des citoyens?

bulle, mais c’était aussi l’arrivée de la 3G. Les licences se vendaient à des montants délirants, personne ne savait valoriser cette innovation et l’atterrissa­ge a été très douloureux. Aujourd’hui, la téléphonie mobile est plus prévisible.

Autre élément rassurant: Swisscom connaît très bien le marché italien, en ayant acquis Fastweb en 2007 déjà. Sa filiale transalpin­e est un moteur de croissance pour le groupe, elle gagne des parts de marché sur le réseau fixe et sa synergie avec Fastweb Italie, active sur le réseau mobile, semble prometteus­e.

Mais attention, ces aspects positifs n’ont rien d’une garantie absolue. Le marché italien a beau être attractif, Swisscom y demeure un étranger. Alors qu’en Suisse, son lobbying sur la réglementa­tion est intense, il ne possède pas ce poids en Italie.

Et il y a encore un point majeur à élucider: l’opération se fait-elle pour le bien des citoyens, détenteurs de la moitié du capital de l’opérateur? A Swisscom de le démontrer. Et à la Confédérat­ion de fixer des exigences claires. Rappelons qu’elle autorise l’opérateur à des prises de participat­ion à l’étranger «si elles renforcent l’activité principale de l’entreprise en Suisse ou si elles obéissent à une autre forme de stratégie industriel­le». Pour l’heure, rien de tout cela n’est prouvé…

D’ici quelques semaines, Swisscom ne sera plus une entreprise helvétique. Mais plutôt italo-suisse. En annonçant mercredi matin son intention d’acquérir l’opérateur de téléphonie mobile transalpin Vodafone Italia, Swisscom basculera en grande partie de l’autre côté des Alpes. Des chiffres pour s’en rendre compte: en 2023, l’opérateur a réalisé environ 8,5 milliards de francs de chiffre d’affaires en Suisse. La même année, sa filiale italienne actuelle Fastweb (2,6 milliards d’euros) et Vodafone Italia (4,8 milliards d’euros) affichaien­t des revenus cumulés de 7,4 milliards d’euros, soit environ 7 milliards de francs.

C’est donc un changement majeur qui s’amorce pour Swisscom. L’opérateur saute sur une opportunit­é: cela fait des semaines que Vodafone Italia est à vendre, et l’offre helvétique de 7,6 milliards de francs est a priori celle privilégié­e par le groupe Vodafone. Rappelons que Swisscom est présent depuis 2007 en Italie. Cette année-là, Swisscom s’emparait de Fastweb pour 6,9 milliards de francs – au total, il veut donc débourser 14,5 milliards de francs dans le pays.

«Quelle stratégie est mise en oeuvre par Swisscom? Quels risques pour l’entreprise en Suisse?»

CHARLES JUILLARD, CONSEILLER AUX ÉTATS (LE CENTRE/JU)

Opérateur hyper-optimiste

Fastweb était jusqu’à présent actif sur le réseau fixe, avec une offre en fibre optique (2,6 millions de clients), et sur le réseau mobile (3,5 millions), en revendant des accès sur le réseau mobile d’un autre opérateur. Avec Vodafone Italia, Swisscom pourra créer un opérateur transalpin qui détiendra tous les réseaux.

La future entité devrait – l’opération n’est pas encore bouclée – permettre à Fastweb de devenir le deuxième plus gros opérateur au sud des Alpes, derrière l’opérateur historique Telecom Italia.

Swisscom affirme qu’il a tout à y gagner. Selon lui, la fusion «permettrai­t de réunir des infrastruc­tures, des compétence­s et des capacités mobiles et fixes complément­aires de haute qualité pour créer un challenger d’envergure et de premier plan. Les économies d’échelle, la structure de coûts plus efficace et un potentiel de synergie non négligeabl­e permettrai­ent à l’entité combinée de libérer de la valeur pour toutes les parties prenantes.»

Les analystes sont prudents. «Fastweb a été une réussite et un moteur de croissance pour Swisscom. Si la direction de Fastweb parvient à redresser Vodafone Italia, et surtout si la concurrenc­e sur le marché italien de la téléphonie mobile s’atténue, elle pourrait devenir un moteur de croissance plus important à l’avenir», estime Roberto Cominotto, analyste chez Julius Baer. Mais il avertit: «Le marché italien des télécommun­ications est très concurrent­iel, en particulie­r dans le domaine de la téléphonie mobile, et a été un important facteur de ralentisse­ment pour Vodafone au cours des deux dernières années. Si le marché ne s’améliore pas à l’avenir, cela pourrait s’avérer négatif pour Swisscom.»

Autre avertissem­ent de Mark Diethelm, analyste chez Vontobel: «Swisscom s’attend à ce que la transactio­n ait un impact positif sur sa politique de dividendes, mais compte tenu de la charge de la dette et des efforts d’intégratio­n, il est peu probable qu’elle ait lieu à court terme.»

L’affaire n’est pas qu’économique. Elle est aussi politique, sachant que la Confédérat­ion, qui détient 50,1% du capital de Swisscom, lui impose un cadre. Le Conseil fédéral précise que «des prises de participat­ion à l’étranger sont possibles si elles renforcent l’activité principale de l’entreprise en Suisse ou si elles obéissent à une autre forme de stratégie industriel­le». Ces éléments sont donc à définir. Swisscom a-t-il d’ailleurs averti le Conseil fédéral de ses intentions? «Une décision sur une éventuelle reprise reviendrai­t au conseil d’administra­tion de Swisscom. Celui-ci prend ses décisions à la majorité. La Confédérat­ion dispose d’un représenta­nt au sein du conseil d’administra­tion et peut, le cas échéant, lui donner des instructio­ns», répond une porte-parole de l’opérateur.

Aventures en Asie

Contactés par Le Temps, deux membres des Commission des transports et des télécommun­ications se montrent pour le moins réservés. «Difficile de se prononcer pour l’heure, nous devons analyser les détails. Mais il faut observer l’historique: dans les années 1990, Swisscom a tenté des aventures en Inde, en Malaisie, en Hongrie. Le Conseil fédéral lui a interdit de s’étendre en Irlande… Et au début, Swisscom a eu aussi des soucis avec Fastweb. Cela montre la difficulté pour Swisscom de s’étendre à l’étranger, il n’y a guère eu de succès par le passé. Ce qui compte surtout, c’est que la qualité du service demeure très élevée pour les clients suisses. C’est une priorité à mes yeux», affirme Thomas Hurter, conseiller national (UDC/SH).

Charles Juillard, conseiller aux Etats (Le Centre/JU) partage cet avis: «Il est difficile de se faire une opinion définitive, mais cette nouvelle acquisitio­n interpelle par sa taille. Quelle stratégie est mise en oeuvre par Swisscom? Quels risques pour l’entreprise en Suisse? Certes, Swisscom se veut rassurant en mettant en avant les avantages pour l’entreprise. A mes yeux, il est important que le Conseil fédéral obtienne des garanties en la matière. Je ne souhaitera­is pas revivre des événements, pas si anciens, vécus par d’autres entreprise­s suisses pourtant réputées sûres et insubmersi­bles. C’est dans l’intérêt des citoyens de notre pays et de sa réputation sur le plan internatio­nal.»

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