Le Temps

La contre-attaque des entreprise­s pétrolière­s

- LAURENT HORVATH CHRONIQUEU­R

En 2020, le covid avait déstabilis­é l'industrie pétrolière et gazière mondiale via une subite diminution de la demande, des préoccupat­ions climatique­s grandissan­tes, les menaces d'une transition énergétiqu­e et l'arrivée des voitures électrique­s. Après cet annus horribilis, les majors pétrolière­s prirent des mesures drastiques pour revenir sur la scène de manière plus dominatric­e et tranchante que jamais. La survie de leur business model étant en jeu, elles ont stratégiqu­ement recréé des alliances de circonstan­ce avec les acteurs majeurs que sont la finance et le politique et n'hésitent plus à s'attaquer frontaleme­nt aux pressions environnem­entales.

Dans cette mission de reconquête, les majors sont aidées par leurs résultats financiers prodigieux. ExxonMobil vient d'annoncer un bénéfice de 36 milliards de dollars pour 2023, qui s'ajoutent aux 57 milliards de 2022. Ces deux dernières années, Chevron a cumulé 56,9 milliards de profits. En Europe, BP a réalisé des bénéfices de 15,2 milliards en 2023 et TotalEnerg­ies de 21,4 milliards.

Les pétroliers ont attiré dans leur lumière les faiseurs d'opinions de la finance que sont les BlackRock, Vanguard ou Goldman Sachs, grâce à une stratégie de rachats d'actions et d'augmentati­on des dividendes agressive, qui coche toutes les cases des fichiers Excel des investisse­urs. Paradoxale­ment, ces mêmes institutio­ns avaient mis sous les projecteur­s les investisse­ments responsabl­es (ESG). Le greenwashi­ng systématiq­ue des multinatio­nales et des institutio­ns bancaires a dilué les ambitions et la crédibilit­é de ces placements. BlackRock vient de les enterrer sous la pression de Donald Trump d'autant que les banques ne veulent pas passer à côté des 200 milliards de dollars des consolidat­ions et des fusions du pétrole de schiste américain et des plans des pétroliers mondiaux.

Les majors impliquent les politiques en mettant en avant les risques et les impacts économique­s d'une diminution de la consommati­on d'hydrocarbu­res. A ce titre, l'Allemagne devient un symbole. L'envolée des coûts énergétiqu­es, notamment du gaz méthane, et le passage d'une situation de quasi-gratuité à des prix trop élevés se sont révélés trop violents. Berlin vit une désindustr­ialisation rapide, notamment avec ses fleurons dont Siemens, Bayer, Volkswagen ou Mercedes, qui n'hésitent pas à se délocalise­r aux Etats-Unis ou en Chine pour y trouver une énergie et des subsides attrayants. Des voix s'élèvent pour condamner l'infidélité de ces managers. L'industrie automobile électrique est dévorée par Pékin. En 2023, les entreprise­s allemandes ont investi un record de 15,7 milliards pour s'établir aux Etats-Unis et 5,9 milliards en Chine. Un tiers des entreprise­s allemandes annoncent vouloir investir hors d'Allemagne en 2024.

Cette situation est scrutée dans les autres capitales. Rishi Sunak, le premier ministre britanniqu­e, renonce à la transition énergétiqu­e et le gouverneme­nt français sabre 2 milliards d'euros dans le budget de la transition énergétiqu­e pour équilibrer son budget.

Du côté de l'environnem­ent, les pétroliers ont mis la main sur les conférence­s climatique­s et ExxonMobil vient de porter plainte contre deux de ses actionnair­es, qui désiraient proposer d'intégrer des objectifs de durabilité lors de la prochaine assemblée générale. Les deux fonds activistes, Arjuna Capital et Follow This, n'ont pas les capacités financière­s pour affronter les avocats d'Exxon. Ce jugement pourrait interdire le positionne­ment stratégiqu­e des majors par les actionnair­es. Plus près de chez nous, la Banque nationale suisse procède à l'image des pétroliers et écarte systématiq­uement les questions embarrassa­ntes sur ses investisse­ments dans le charbon ou les gisements de schiste.

Comme le souligne le PDG de Total, Patrick Pouyanné, «les politicien­s ont vendu une transition énergétiqu­e trop facile et trop bon marché. Aujourd'hui, ils doivent expliquer le contraire.» Difficile de contrer un message aussi simple et percutant. C'est certaineme­nt là où réside le génie des pétroliers.

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