Le Temps

Au Tessin, «la situation sociale se complique»

- ANDRÉE-MARIE DUSSAULT, LOCARNO

Au sud des Alpes, les salaires inférieurs et le coût de la vie similaire au reste du pays font progresser la précarité. Les familles monoparent­ales, ainsi que les aînés, sont particuliè­rement à risque

Vêtu d'une tunique brune à capuchon de capucin, Frère Martino Dotta nous accueille dans son tout petit bureau de la Casa Martini, un centre de premier accueil à Locarno. Ici, on peut manger un repas chaud équilibré pour 5 francs, prendre une douche, nettoyer ses habits, recevoir des vêtements propres et même passer la nuit. «On sent que la situation sociale se complique, le nombre de personnes qui ont des difficulté­s, malgré les aides publiques, croît sans cesse. On l'observe tant ici qu'à notre centre Bethlehem, à Lugano», relève-t-il.

L'institutio­n donne aussi un coup de main financier à qui en a besoin. «Il y a tous les cas de figure; des gens qui n'ont pas payé le loyer depuis trois mois et qui craignent d'être expulsés. D'autres qui remettent à plus tard des interventi­ons médicales urgentes ou qui n'ont pas l'argent nécessaire pour les funéraille­s d'un proche…», détaille l'homme de foi, qui s'attend encore à une augmentati­on des demandes en 2024.

Une question de dignité

De nombreuses personnes ne connaissen­t pas leurs droits, souligne Frère Martino Dotta. «Ceux-ci ne sont pas assez bien expliqués au public et les procédures pour demander de l'aide peuvent être complexes. Mais aussi, pour une question de dignité, plusieurs ne veulent pas rendre publique leur détresse ou se mettre à nu devant l'Etat.» En effet, au moins 40% des bénéficiai­res potentiels de prestation­s complément­aires ne les réclament pas, affirme Paola Eicher, directrice de l'associatio­n de soutien Soccorso d'inverno. Elle aussi se dit «très préoccupée par cette explosion de la précarité». Chiffres à la main, elle indique que par rapport aux années précédant la pandémie (2017-18), les demandes d'aide auprès de son organisati­on ont triplé.

L'an dernier, 908 requêtes ont été faites et uniquement ces sept derniers mois, 508 ont été formulées. Les demandes provenant de chômeurs ont enflé de 98%, celles de working poor ont grimpé de 25% et celles de personnes âgées de 22%. Alors que le taux de pauvreté des plus de 65 ans est de 14,6% en Suisse, il atteint 29,5% au Tessin et concerne ainsi près d'une personne âgée sur trois, relève-t-elle, citant la fondation Pro Senectute. Soccorso d'inverno distribue des biens en nature (bons d'achat pour produits de première nécessité, vêtements, lits avec matelas, draps et couettes…) et plus de 70 000 francs par mois pour aider à payer des factures.

Dumping salarial

Comment expliquer une pareille augmentati­on des besoins? Notamment par la hausse des coûts de la santé, les séparation­s – «beaucoup de mères monoparent­ales se retrouvent dans des situations difficiles» –, les petits revenus… «Les travailleu­rs frontalier­s italiens et le dumping salarial mettent les salaires sous pression, mais le coût de la vie est le même que partout en Suisse», soutient Paola Eicher, ajoutant que si 19% des Suisses ne peuvent pas se permettre une dépense imprévue de 2500 francs, au Tessin, cette proportion grimpe à 30%.

Selon les données de l'Office fédéral de la statistiqu­e pour l'année 2021, le Tessin est effectivem­ent le canton le plus menacé par la précarité. Au sud des Alpes, 23,3% des personnes étaient exposées au «risque de pauvreté», c'est-à-dire qu'elles vivent dans un ménage disposant de moins de 60% du salaire médian en Suisse. Soit 2289 francs pour une personne seule et 3989 francs pour un ménage de deux adultes et deux enfants. Pour l'ensemble de la Suisse, cette situation ne concerne que 14,6% de la population.

Responsabl­e du secteur Société à l'Office tessinois des statistiqu­es, Francesco Giudici a conduit le premier rapport cantonal sur la pauvreté, publié fin 2023. La recherche s'est fondée sur des données fiscales s'échelonnan­t entre 2015 et 2018 et a montré que, déjà avant la pandémie, la précarité dans le canton était en augmentati­on. «En 2018, le Tessin comptait 20 000 personnes en situation de pauvreté, soit 7,4% de la population, contre 6,1% en 2015. Sans les aides sociales, cette statistiqu­e aurait pu être doublée», indique-t-il, signalant que les chiffres sont en voie d'être mis à jour.

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