Le Temps

«L’arsenal contre la corruption reste insuffisan­t»

Un tiers des entreprise­s suisses versent des dessous-de-table à l’étranger, selon une étude publiée hier. Pour le directeur de l’ONG Transparen­cy Internatio­nal Suisse, Martin Hilti, il y a urgence à agir

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE BEUCHAT @beuchat_a

Les résultats interpelle­nt. Plus de la moitié des entreprise­s suisses (52%) sont confrontée­s à des demandes de paiements informels dans le cadre de leurs activités à l’étranger, et 63% d’entre elles y répondent favorablem­ent, affirme une étude publiée hier par la Haute Ecole spécialisé­e de Coire et l’ONG Transparen­cy Internatio­nal. Ce qui signifie qu’un tiers des firmes helvétique­s à l’étranger verseraien­t des pots-de-vin.

Obtenir des informatio­ns fiables sur le thème s’avère ardu, car la corruption est un phénomène clandestin et les personnes impliquées ont peu d’intérêt à le révéler. Afin de résoudre ce problème, l’étude se base sur une méthode développée, entre autres, par la Banque mondiale, pour mesurer la corruption au niveau opérationn­el. Tous les résultats sont anonymisés. Le sondage a été réalisé en collaborat­ion avec l’institut d’études de marché Link à l’aide d’un questionna­ire en ligne auprès de 539 entreprise­s suisses actives à l’étranger. Martin Hilti, directeur de Transparen­cy Internatio­nal Suisse, explique pourquoi, selon lui, les mesures pour lutter contre la corruption ratent encore trop souvent leur cible.

La corruption touche de façon endémique les entreprise­s suisses actives à l’étranger. Ces résultats vous surprennen­t-ils? Oui, le fait que les entreprise­s exportatri­ces suisses commettent actuelleme­nt des actes de corruption aussi souvent, voire plus fréquemmen­t, qu’il y a une dizaine d’années est surprenant. Cette tendance nous inquiète. En agissant de la sorte, les entreprise­s helvétique­s contribuen­t à maintenir un niveau élevé de corruption dans le monde. Pour des raisons méthodolog­iques, les comparaiso­ns avec des études antérieure­s ne sont toutefois possibles qu’avec des réserves.

Les mesures pour lutter contre la corruption ne servent-elles à rien? Ces dernières années, les entreprise­s suisses ont développé leurs mesures de prévention de la corruption, mais celles-ci présentent encore de grosses lacunes. Notre sondage montre, par exemple, que la moitié des sociétés ne disposent pas d’un bureau de dénonciati­on indépendan­t auquel les collaborat­eurs peuvent s’adresser en cas de soupçons. Au-delà des lacunes dans les mesures de prévention, il y a aussi des problèmes dans leur mise en oeuvre pratique. Par exemple, pour un tiers des entreprise­s, la direction n’exige pas de tolérance zéro en matière de corruption.

Par ailleurs, il semble que la sensibilis­ation à la thématique soit trop faible pour nombre d’entreprise­s suisses ou que leur appétit pour le risque soit trop grand. Ce qui pourrait être favorisé par le fait que les poursuites pénales engagées contre les entreprise­s fautives sont encore rares. Pourtant, la corruption est largement interdite par le droit pénal. Outre les personnes physiques, l’article 102 du Code pénal prévoit que les entreprise­s sont passibles de sanctions pénales en Suisse lorsqu’il doit leur être reproché de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisati­on raisonnabl­es et nécessaire­s pour prévenir de graves infraction­s telles que la corruption et le blanchimen­t d’argent commis dans le cadre de leurs activités commercial­es. Mais, au cours des vingt dernières années, seulement 11 entreprise­s ont été condamnées. Cela affaiblit l’effet préventif des dispositio­ns pénales.

Quelles mesures préconisez-vous? Les entreprise­s elles-mêmes devraient améliorer leurs mesures de prévention et leur mise en oeuvre pratique. Il faut absolument établir une culture de zéro tolérance en matière de corruption. Le

«Les entreprise­s suisses contribuen­t à maintenir un niveau élevé de corruption dans le monde»

cadre légal devrait également être renforcé. Le refus, mardi, par le Conseil national d’une motion pour mieux protéger les lanceurs d’alerte représente une occasion manquée. Car très souvent, la découverte de la corruption n’est possible que grâce à ceux-ci. Mais tant que ces personnes ne sont pas suffisamme­nt protégées par la loi, il ne faut pas s’étonner que peu d’entre elles soient prêtes à assumer les risques liés à une dénonciati­on. La plupart des affaires de corruption et autres comporteme­nts répréhensi­bles ne sont pas découverts et restent impunis. C’est un cercle vicieux. Car, en l’absence d’un soupçon initial, les autorités de poursuite pénale ne peuvent rien faire. Que peut justement faire la justice? Nos études ont montré que les procureurs dépendent largement de la coopératio­n active des sociétés fautives. Souvent, l’entraide judiciaire fonctionne mal, voire pas du tout dans les pays les plus corrompus. Mais les incitation­s, pour les entreprise­s, à se dénoncer ne sont pas encore suffisante­s. Le législateu­r devrait créer un nouvel instrument qui permettrai­t aux entreprise­s d’échapper à une peine sous des conditions très strictes afin de respecter l’état de droit. La France et le Royaume-Uni connaissen­t déjà cet outil et l’utilisent avec succès.

Un autre axe pour améliorer la poursuite pénale serait de créer de la prévisibil­ité et la sécurité juridique pour les entreprise­s, entre autres en matière de durée de procédure et de marge de manoeuvre pour négocier un accord. Les procureurs pourraient édicter des directives contraigna­ntes sur leurs pratiques et les rendre publiques, comme le fait la Commission de la concurrenc­e (Comco) avec succès. ■

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(BERNE, 29 JANVIER 2024/PETER SCHNEIDER/KEYSTONE) Martin Hilti: «Pour un tiers des entreprise­s [suisses sondées], la direction n’exige pas de tolérance zéro en matière de corruption».

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