«L’arsenal contre la corruption reste insuffisant»
Un tiers des entreprises suisses versent des dessous-de-table à l’étranger, selon une étude publiée hier. Pour le directeur de l’ONG Transparency International Suisse, Martin Hilti, il y a urgence à agir
Les résultats interpellent. Plus de la moitié des entreprises suisses (52%) sont confrontées à des demandes de paiements informels dans le cadre de leurs activités à l’étranger, et 63% d’entre elles y répondent favorablement, affirme une étude publiée hier par la Haute Ecole spécialisée de Coire et l’ONG Transparency International. Ce qui signifie qu’un tiers des firmes helvétiques à l’étranger verseraient des pots-de-vin.
Obtenir des informations fiables sur le thème s’avère ardu, car la corruption est un phénomène clandestin et les personnes impliquées ont peu d’intérêt à le révéler. Afin de résoudre ce problème, l’étude se base sur une méthode développée, entre autres, par la Banque mondiale, pour mesurer la corruption au niveau opérationnel. Tous les résultats sont anonymisés. Le sondage a été réalisé en collaboration avec l’institut d’études de marché Link à l’aide d’un questionnaire en ligne auprès de 539 entreprises suisses actives à l’étranger. Martin Hilti, directeur de Transparency International Suisse, explique pourquoi, selon lui, les mesures pour lutter contre la corruption ratent encore trop souvent leur cible.
La corruption touche de façon endémique les entreprises suisses actives à l’étranger. Ces résultats vous surprennent-ils? Oui, le fait que les entreprises exportatrices suisses commettent actuellement des actes de corruption aussi souvent, voire plus fréquemment, qu’il y a une dizaine d’années est surprenant. Cette tendance nous inquiète. En agissant de la sorte, les entreprises helvétiques contribuent à maintenir un niveau élevé de corruption dans le monde. Pour des raisons méthodologiques, les comparaisons avec des études antérieures ne sont toutefois possibles qu’avec des réserves.
Les mesures pour lutter contre la corruption ne servent-elles à rien? Ces dernières années, les entreprises suisses ont développé leurs mesures de prévention de la corruption, mais celles-ci présentent encore de grosses lacunes. Notre sondage montre, par exemple, que la moitié des sociétés ne disposent pas d’un bureau de dénonciation indépendant auquel les collaborateurs peuvent s’adresser en cas de soupçons. Au-delà des lacunes dans les mesures de prévention, il y a aussi des problèmes dans leur mise en oeuvre pratique. Par exemple, pour un tiers des entreprises, la direction n’exige pas de tolérance zéro en matière de corruption.
Par ailleurs, il semble que la sensibilisation à la thématique soit trop faible pour nombre d’entreprises suisses ou que leur appétit pour le risque soit trop grand. Ce qui pourrait être favorisé par le fait que les poursuites pénales engagées contre les entreprises fautives sont encore rares. Pourtant, la corruption est largement interdite par le droit pénal. Outre les personnes physiques, l’article 102 du Code pénal prévoit que les entreprises sont passibles de sanctions pénales en Suisse lorsqu’il doit leur être reproché de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires pour prévenir de graves infractions telles que la corruption et le blanchiment d’argent commis dans le cadre de leurs activités commerciales. Mais, au cours des vingt dernières années, seulement 11 entreprises ont été condamnées. Cela affaiblit l’effet préventif des dispositions pénales.
Quelles mesures préconisez-vous? Les entreprises elles-mêmes devraient améliorer leurs mesures de prévention et leur mise en oeuvre pratique. Il faut absolument établir une culture de zéro tolérance en matière de corruption. Le
«Les entreprises suisses contribuent à maintenir un niveau élevé de corruption dans le monde»
cadre légal devrait également être renforcé. Le refus, mardi, par le Conseil national d’une motion pour mieux protéger les lanceurs d’alerte représente une occasion manquée. Car très souvent, la découverte de la corruption n’est possible que grâce à ceux-ci. Mais tant que ces personnes ne sont pas suffisamment protégées par la loi, il ne faut pas s’étonner que peu d’entre elles soient prêtes à assumer les risques liés à une dénonciation. La plupart des affaires de corruption et autres comportements répréhensibles ne sont pas découverts et restent impunis. C’est un cercle vicieux. Car, en l’absence d’un soupçon initial, les autorités de poursuite pénale ne peuvent rien faire. Que peut justement faire la justice? Nos études ont montré que les procureurs dépendent largement de la coopération active des sociétés fautives. Souvent, l’entraide judiciaire fonctionne mal, voire pas du tout dans les pays les plus corrompus. Mais les incitations, pour les entreprises, à se dénoncer ne sont pas encore suffisantes. Le législateur devrait créer un nouvel instrument qui permettrait aux entreprises d’échapper à une peine sous des conditions très strictes afin de respecter l’état de droit. La France et le Royaume-Uni connaissent déjà cet outil et l’utilisent avec succès.
Un autre axe pour améliorer la poursuite pénale serait de créer de la prévisibilité et la sécurité juridique pour les entreprises, entre autres en matière de durée de procédure et de marge de manoeuvre pour négocier un accord. Les procureurs pourraient édicter des directives contraignantes sur leurs pratiques et les rendre publiques, comme le fait la Commission de la concurrence (Comco) avec succès. ■