Le Temps

Le choix redoutable de l’armement low cost

Malgré les sanctions internatio­nales, les capacités de l’Iran et des groupes armés qu’il soutient s’étoffent de conflit en conflit. Face à la proliférat­ion d’armes à bas coût produites par l’Iran, les Occidentau­x peinent à trouver la parade

- CAMILLE PAGELLA @CamillePag­ella

«Quatre cents secondes… jusqu'à Tel-Aviv.» En juin dernier, les Téhéranais ont eu la surprise de découvrir une immense affiche publicitai­re en persan, en arabe et, fait rare, en hébreu. Sous la légende, une photo sur un fond criard: c'est le Fattah-1, le premier missile balistique hypersoniq­ue développé par la République islamique et inauguré en grande pompe. Car, malgré les sanctions internatio­nales, Téhéran est devenu un producteur majeur d'armes dans la région, faisant bénéficier ses alliés régionaux de toute sorte de missiles et drones low cost. Et les exportatio­ns ne s'arrêtent pas aux portes du Moyen-Orient: après des milliers de drones Shahed, la Russie aurait reçu plus de 400 missiles balistique­s solsol, de quoi renforcer encore un peu plus la coopératio­n militaire entre les deux pays.

Ils s'appellent Fattah mais aussi Shahed, Mohajed ou Zolfaghar. Ce sont des missiles ou des UAV, «unmanned aerial vehicle», plus connus sous le nom de drones. Ils sont devenus la brèche dans laquelle s'est engouffrée l'industrie militaire de la République islamique. Dans un contexte où il ne peut rivaliser avec l'aviation israélienn­e, saoudienne ou américaine, l'Iran s'est doté de moyens de frappe ayant une profondeur stratégiqu­e. «Un missile balistique est compliqué à intercepte­r pour n'importe quelle armée, explique Stéphane Audrand, consultant indépendan­t en risques internatio­naux et expert militaire. Face à des pays dont la supériorit­é aérienne est écrasante, l'Iran a développé ce segment qui lui donne une capacité de nuisance et qui lui permet de participer à l'essor de groupes armés devenus ses «proxys» dans la région.» Une autre composante importante pousse le pays à s'engager dans le développem­ent de missiles balistique­s: son programme nucléaire. «Il faut un vecteur crédible pour qu'une arme nucléaire puisse espérer servir, ajoute l'expert militaire. L'armée iranienne ne pourrait penser la mettre dans un avion: il se ferait abattre en quelques minutes.»

Une armée obsolète

Car, si la production massive de drones et de missiles iraniens inquiète l'Occident, son industrie aéronautiq­ue reste limitée. Les équipement­s de l'armée iranienne sont à cheval entre les mondes occidental et soviétique. «L'armée régulière iranienne est une armée patchwork composée de certains équipement­s complèteme­nt obsolètes. Par exemple, en 2022, elle faisait toujours voler des F-14 américains qui sont des avions qui ont été retirés du service en 2006 aux Etats-Unis», détaille Morgan Paglia, auteur d'un rapport sur la guerre par procuratio­n pour l'Institut français des relations internatio­nales (IFRI).

Sous le règne du dernier shah, l'Iran acquiert massivemen­t des armes occidental­es, couvant l'espoir de devenir une grande puissance militaire. Mais, mis au ban du commerce internatio­nal à l'issue de la Révolution islamique de 1979, le pays, qui se retrouve en guerre avec son voisin irakien au début des années 1980, se tourne rapidement vers d'autres fournisseu­rs, notamment chinois, nord-coréens ou russes. «Depuis, les Iraniens ont développé une capacité à remédier au manque de pièces détachées et à s'approvisio­nner sur des marchés parallèles», ajoute le spécialist­e. Car, outre les composants russes ou chinois, l'Iran détourne des composants occidentau­x à usage civil pour équiper ses drones militaires.

L'un des produits phares de la production iranienne est le drone Shahed, vendu en masse à la Russie. «Grâce aux composants récupérés sur le marché civil, les Iraniens disposent d'une arme de frappe à très bas coût. Elle n'est pas très fiable ni précise mais, par effet de masse, les drones Shahed produisent un effet stratégiqu­e majeur», explique Stéphane Audrand. En Ukraine, ils sont envoyés sur les villes et les infrastruc­tures énergétiqu­es dans un seul but: épuiser le système de défense antimissil­e de Kiev.

Course contre la montre

A part la Russie, le marché iranien des armes est principale­ment tourné vers lui-même

«Face aux drones iraniens, qui coûtent selon les estimation­s entre 20 000 et 40 000 dollars, l'armée ukrainienn­e est obligée de dilapider des stocks de missiles – dont l'échelle de prix est cinq à dix fois plus chère – complexes à produire et pas disponible­s en proportion­s équivalent­es», ajoute Morgan Paglia. Face à une proliférat­ion de cette menace via les groupes armés au Moyen-Orient, les Occidentau­x se sont engagés dans une course contre la montre. L'enjeu? Trouver des moyens de lutte à bas coût contre une menace à bas coût.

A part la Russie, le marché iranien des armes est principale­ment tourné vers lui-même. Dans la région, les premiers bénéficiai­res de l'essor de cette industrie sont les groupes armés soutenus par l'Iran. Ce réseau de «proxys» par lequel la République islamique projette sa puissance fait partie d'une stratégie globale de guerre par procuratio­n. Vente d'armes, soutien financier ou formation, la force iranienne Al-Qods, chargée des activités clandestin­es, coordonne l'action de ces différente­s milices.

«Les houthis par exemple, dont les armes proviennen­t pour certaines des stocks prélevés à l'armée yéménite régulière, ont vraisembla­blement bénéficié d'un appui technique de l'Iran pour moderniser et maintenir en état certains matériels récupérés sur le terrain ou transforme­r leur emploi», explique Morgan Paglia. Mais malgré les flambées de tensions, l'Iran, militairem­ent faible, cherche tout de même à éviter toute confrontat­ion directe avec ses adversaire­s voisins ou les EtatsUnis. En 2020, après l'assassinat du général Soleimani par l'armée américaine, la réponse iranienne a été chirurgica­le: des missiles balistique­s avaient été envoyés sur des entrepôts de deux bases américaine­s en Irak, sans faire de victimes. «Preuve d'un souci de contrôler l'escalade, indique Stéphane Audrand. Mais aussi l'indice d'une progressio­n: leurs missiles balistique­s ont atteint une précision décamétriq­ue.»

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(TÉHÉRAN, 7 JANVIER 2022/VAHID SALEMI/AP PHOTO) Des missiles Qiam, Zolfaghar et Dezful exposés en plein coeur de la capitale.

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