Pékin veut façonner les règles commerciales
Lors des houleuses négociations de la réunion ministérielle de l’OMC qui se tient cette semaine à Abu Dhabi, la Chine, discrète mais puissante, cherche à modeler les normes mondiales pour les aligner sur ses intérêts
Depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la Chine est devenue la deuxième puissance économique mondiale et un poids lourd au sein de l’organisme de réglementation du commerce mondial. L’autoproclamée défenseuse de l’ordre multilatéral est souvent critiquée par ses détracteurs pour avoir violé les règles du commerce mondial. Mais même les diplomates occidentaux concèdent que, du moins dans la salle de négociation, Pékin maintient une attitude constructive.
Préférant garder un profil bas et éviter la controverse, la Chine se distingue nettement de son voisin véhément, l’Inde, et de son plus grand rival, les EtatsUnis, tous deux accusés de bloquer des discussions commerciales clés. Les ministres du Commerce réunis à Abu Dhabi pour la 13e Conférence ministérielle de l’OMC, qui a été prolongée jusqu’à vendredi, tentent de briser l’impasse sur des questions telles que l’agriculture et la réforme. Ils espèrent également finaliser des accords sur les subventions à la pêche et l’investissement, la Chine cherche, elle, à façonner les règles commerciales à son image.
Plus active sur le commerce numérique
Ces dernières années, le pays est devenu de plus en plus actif dans les discussions commerciales de l’OMC. «Vous pouvez observer ce changement général sur la plupart des dossiers, que je qualifie d’un passage de celui qui applique les règles à celui qui les fait», développe pour Geneva Solutions Henry Gao, professeur de droit à l’Université de gestion de Singapour, qui a beaucoup écrit sur l’influence de la Chine dans le commerce et l’OMC.
Sur le e-commerce, l’un des principaux enjeux à l’ordre du jour des réunions ministérielles, la Chine s’est rangée du côté des pays développés en faveur de la prolongation d’un moratoire sur les droits de douane en matière de transfert de données, qui, s’il était supprimé, verrait la taxation des services de streaming tels que Netflix. Dans des discussions informelles mais cruciales sur un futur accord concernant le commerce numérique, elle est passée d’observatrice réticente à participante active, selon Henry Gao.
Ce n’est pas surprenant car la Chine est le premier marché mondial pour le commerce électronique, avec une valeur de 1300 milliards de dollars en 2023, devant les Etats-Unis (727,23 milliards de dollars). Mais dans les pourparlers, les intérêts principaux des deux premières économies du globe ne s’alignent pas. Tandis que les Etats-Unis ont poussé pour la libre circulation des données à travers les frontières pour des services tels que Facebook et Google, la Chine a mis l’accent sur l’amélioration de l’accès au marché pour le commerce numérique des biens physiques, comme Alibaba, explique Henry Gao dans un article datant de 2022.
Un gain politique (et économique)
Pour cette raison et d’autres, les pays sont loin de concevoir un accord. Mais les Etats-Unis ont récemment abandonné leur soutien à des propositions concernant le flux de données – ce qui a également soulevé des préoccupations en matière de vie privée par l’Union européenne –, en échange du retrait de certaines demandes par la Chine, selon un expert en commerce qui conseille l’OMC. Un signe que les pays sont disposés à trouver un terrain d’entente.
Une des priorités de la Chine a été de rallier les pays à son initiative pour un accord qui éliminerait les obstacles à l’investissement dans les pays en développement et les moins avancés. L’accord aiderait à dégager la voie pour sa Belt and Road Initiative, projet pharaonique annoncé en 2013 qui prévoit de construire une route commerciale traversant plus de 150 pays et exclurait la plupart des pays développés.
Juste au moment où la réunion ministérielle s’ouvrait le dimanche, des ministres de quelque 130 Etats, dont le Japon, le Royaume-Uni, l’Union européenne et d’autres nations riches ont annoncé leur soutien à l’accord finalisé.
«Cet accord contribuera à la réalisation des objectifs de développement durable à l’horizon 2030, et à la modernisation des règles du commerce établies par l’OMC», a déclaré le ministre chinois du Commerce, Wang Wentao, présent à Abu Dhabi cette semaine. Il a appelé à l’intégration de l’accord dans les conventions de l’OMC, ce qui nécessite l’approbation de tous les membres, mais l’Inde a répété qu’elle s’opposerait à cette démarche.
Le pays, avec l’Afrique du Sud, a depuis longtemps été un opposant farouche de telles initiatives, non pas tant sur le contenu, car elles ne seraient pas liées par des obligations, mais sur le principe. Ils soutiennent que de telles négociations plurilatérales entre quelques Etats sapent le principe consensuel de l’organe mondial du commerce.
«En cas de réussite, cela sera considéré comme une démonstration du rôle de leadership de la Chine à l’OMC», estime Henry Gao. Cela pourrait également ouvrir la voie à d’autres négociations plurilatérales, tel un accord sur le e-commerce, qui devront être formalisées. Mais l’expert est sceptique quant à la capacité de la Chine à convaincre l’Inde et l’Afrique du Sud.
Un autre point sur lequel la Chine s’est démarquée: tenter d’ouvrir des discussions informelles sur les questions environnementales à l’agenda multilatéral, y compris concernant la pollution du plastique. En tant que plus grand exportateur mondial de plastiques et principale source de pollution plastique dans les océans, ses politiques commerciales à cet égard pourraient avoir des conséquences environnementales majeures.
«En tant que l’un des six pays coorganisateurs du dialogue de l’OMC sur la pollution plastique, la Chine a joué un rôle crucial en mettant la lutte contre la pollution plastique à l’ordre du jour, soulignant que le commerce est crucial pour lutter contre cette pollution», observe Isabel Jarrett, directrice principale du projet de prévention de la pollution plastique océanique au Pew Charitable Trusts, qui suit de près les discussions.
Gardien des règles mondiales?
Mais pour ses détracteurs, la rhétorique de la Chine sur le respect de l’ordre multilatéral se limite à cela. Ses pratiques de subvention massive de ses industries dominées par l’Etat, son non-respect des droits de propriété intellectuelle ainsi que son insistance à maintenir son statut de pays en développement bien qu’elle soit le plus grand exportateur mondial de biens lui ont valu une bonne part de critiques.
La réunion ministérielle n’aurait pas pu échapper aux accusations historiques. Quelques jours avant la réunion à Abu Dhabi, les Etats-Unis ont publié un rapport sur la conformité de la Chine aux normes de l’OMC. Représentante des Etats-unis pour le commerce, Katherine Tai y qualifiait le pays de «plus grand défi» pour le système commercial mondial, en raison de son «approche étatique, non marchande de l’économie et du commerce, qui va à l’encontre des normes et principes incarnés par l’OMC». La Chine a rejeté le rapport, le qualifiant de «tactique de diffamation».
Mais alors que les pratiques contestées de la Chine peuvent décontenancer des pays comme les Etats-Unis, le Japon ou l’Union européenne, les pays en développement ne sont pas troublés par elles, selon Henry Gao. La Chine a renoncé en partie au traitement spécial auquel son statut de pays en développement lui donnerait droit à l’OMC.
Dans les négociations visant à réduire les subventions qui contribuent à la surexploitation des poissons de l’océan, dont la Chine est le plus grand contributeur, l’ambassadeur chinois auprès de l’OMC, Li Chenggang, déclarait à la presse à Genève avant la réunion ministérielle: «Nous apporterons notre contribution en fonction de nos capacités. Nous ne concurrencerons pas les autres membres en développement.»
Enfin, le blocage persistant par les Etats-Unis du système de règlement des différends de l’OMC pour forcer sa réforme alimente le moulin de la Chine. Henry Gao commente: «Nous avons assisté à l’érosion du leadership américain et à la montée du rôle de la Chine, une tendance qui pourrait se poursuivre si Donald Trump revenait à la Maison-Blanche.»
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«Nous avons assisté à l’érosion du leadership américain et à la montée du rôle de la Chine» HENRY GAO, PROFESSEUR DE DROIT À L’UNIVERSITÉ DE GESTION DE SINGAPOUR