Per favore, dessine-moi une classique
L’épreuve des chemins blancs, les Strade Bianche, disputée demain en Toscane, est née en 2007 mais passe déjà pour une très vieille classique. Son histoire la rattache en effet aux paysans et aux pionniers du vélo
Blanc vierge d'une peinture qui ne demande qu'à être achevée. Vert éclatant d'une nature fouettée au sang. Terre de Sienne, du nom de la cité italienne où cette histoire s'arrête. La course des Strade Bianche, qui se déroulera samedi en Toscane, a les couleurs et la sainteté d'un retable de Fra Angelico. Elle incarne «la tradition», selon Fabian Cancellara, qui l'a remportée trois fois (2008, 2012, 2016). Pourtant, les Strade Bianche sont la classique la plus récente au calendrier. Dix-sept ans d'âge, alors qu'elles paraissent centenaires. Supercherie des organisateurs, qui font passer du neuf pour du très vieux? Ou bien ces «routes blanches» ont-elles grandi en un temps record, souscrivant aux règles aussi strictes qu'impalpables d'une grande classique?
La condition numéro 1 est remplie: une classique doit se dérouler sur une journée, et non par étapes. Comme Paris-Roubaix, le Tour des Flandres, MilanSan Remo; comme une pièce de théâtre classique, emprisonnée entre le lever et le coucher du soleil. Mais ceci n'explique toujours pas le succès d'estime des Strade Bianche depuis leur apparition en 2007, quand le Championnat de Zurich est mort centenaire en 2014, quand Paris-Tours, autrefois le frère de Paris-Roubaix, a perdu des hectolitres de prestige. «Il y a de l'épopée, et c'est rare», proclame Martin Elmiger, troisième en 2009.
La quête chevaleresque: c'est le deuxième critère impératif. Le Zougois raconte avoir crevé trois fois sur les chemins blancs en pierres concassées, ces sterrati qui sont à la Toscane ce que les pavés sont au nord de l'Europe. Le terrain charrie de la littérature et de la télégénie: visages blancs comme le sol, chutes brutales et coups du sort. Elmiger précise qu'il a «beaucoup aimé le spectacle» et souligne – critère numéro 3 – que «la plupart des coureurs adorent». Quitte à ce que les protagonistes manquent Paris-Nice, une institution, qui se déroule à la même période.
Un sol miséreux pour faire pousser les héros
Depuis 2019, le palmarès des Strade Bianche égale ou dépasse celui des classiques les plus illustres. Julian Alaphilippe, Wout van Aert, Mathieu van der Poel, Tadej Pogacar et Tom Pidcock l'ont remportée. C'est l'autre condition existentielle d'une classique: la course tire sa force des grands coureurs, avant de renverser les rôles et d'adouber les champions. Le terroir représente le cinquième critère. Il faut un sol miséreux pour faire pousser des héros. La Toscane agricole prête ses labours, avec ses cyprès grêles qui arrachent à la terre de précieux minéraux; des étendues de vignes anoblies, qui donnent le chianti et le brunello; et ces 71 kilomètres de chemins frustes que l'Etat a oublié de goudronner. Blanc de plâtre par temps sec, gris ciment quand la pluie ravine, comme le peloton s'y prépare pour samedi.
«La Toscane, c’est la quintessence du cyclisme, c’est là que j’ai découvert le vélo et que j’ai appris à l’aimer» SIMON PELLAUD, CYCLISTE
«La Toscane, c'est la quintessence du cyclisme, c'est là que j'ai découvert le vélo et que j'ai appris à l'aimer», confie Simon Pellaud, le Valaisan classé 96e de l'épreuve l'an passé, et qui s'était entraîné plus jeune sur ces coteaux, avec ses camarades du VC Martigny. «Une région qui dégage une belle énergie», poursuit le pensionnaire du team Tudor, un rien mystique. Après les sentiers agricoles, les coureurs terminent Piazza del Campo, le symbole de la Sienne prospère. Une dernière montée dans la vieille ville casse leur élan. Sans quoi les cyclistes déraperaient sous l'arche d'arrivée, comme les chevaux affolés qui s'écroulent sous le poids de leur propre vitesse, chaque année sur cette piazza, dans les cavalcades du palio au début de l'été, les sabots déchaînant l'orage.
Toute classique a besoin de son inventeur fou pour s'enraciner dans le temps et sur la carte. C'est la sixième règle, et une zone d'ombre dans l'histoire officielle des Strade Bianche. Le père se nomme Giancarlo Brocci. Médecin puis fonctionnaire, militant communiste, fasciné par «le vélo sain», celui dont «les participants sont source d'inspiration et sont beaux à regarder». En 1997, ce fils de paysans lance une randonnée cycliste dans un style antique. Chemins empierrés, vélos d'époque, maillots de laine, casse-croûte de cochonnailles, bidons dangereusement garnis de rouge…
«Un peu trop de graviers blancs»
Dix ans plus tard, Brocci inaugure une épreuve professionnelle dans la même veine. Il voudrait revoir Gino Bartali, icône cycliste du milieu du XXe siècle, dans un halo de poussière. Son utopie s'appelle L'Eroica. Mais le créateur appelle en renfort un organisateur de métier, RCS, qui préside aux intérêts du Tour d'Italie. L'entreprise lui conseille de changer le nom de la course, la date, le lieu de départ, puis elle le met à la porte… RCS affirme que l'événement ainsi fabriqué ne ressemblait plus à la version d'origine. Exclu, meurtri, résigné, Brocci, bientôt 70 ans, rappelle une phrase originelle qui devrait gouverner les Strade Bianche, même sans lui: «L'Eroica est une poésie écrite avec une bicyclette.»
Reste une septième condition: le rayonnement. Remplie à ras bord. Car les vieux chemins toscans ont rajeuni de larges étendues du cyclisme. Copieurs, les voici copiés. Pour enrayer son déclin, Paris-Tours voyage elle aussi à travers vignes depuis 2021. Le Tour d'Italie, dans un étrange exercice d'auto-citation, emprunte régulièrement depuis 2009 des allées de graviers. Et le Tour de France brandit ses propres cailloux en Champagne, que le peloton franchira le 9 juillet prochain. «C'est certainement un peu trop de graviers blancs, ça finit par faire de l'ombre aux Strade Bianche», regrette Simon Pellaud.
L'Union cycliste internationale, elle, est reconnaissante envers ce qui constitue désormais un grand temple des valeurs du vélo. Cette année, les organisateurs ont été autorisés à allonger l'itinéraire, passant de 184 à 215 kilomètres. Une dernière couche de vernis à l'ancienne, une ultime consécration.
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