Le Temps

A Vidy, Susanne Kennedy libère Angela de sa prison

Dans une esthétique de jeu vidéo, l’artiste britanniqu­e raconte le monde des réseaux sociaux et comment sortir de cette aliénation. Fascinant d’abord, lassant ensuite

- MARIE-PIERRE GENECAND Angela (a strange loop), Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 1er mars.

Des enfilades de murs recouverts de graffitis avec, à intervalle régulier, un cadavre au sol. Des meubles de cuisine couleur fluo qui fondent à vue d’oeil. Des forêts aux branches en technicolo­r qui flambent. Ou encore des plantes vertes et des étagères qui tremblent. Angela (a strange loop), un spectacle de Susanne Kennedy à voir à Vidy-Lausanne jusqu’à vendredi, ne serait rien sans les images entêtantes de Markus Selg courant en fond de scène.

C’est en effet plongé dans un univers de jeu vidéo que le public suit les aventures étranges, parfois lunaires, d’Angela, jeune influenceu­se victime d’une maladie nerveuse qui, dans la seconde partie du spectacle, messianiqu­e et perchée, accouche d’elle-même pour, semble-t-il, sauver l’humanité…

Des individus augmentés

Susanne Kennedy est considérée comme une des voix les plus singulière­s de la scène européenne actuelle. A chacune de ses prestation­s, dans les grands festivals et les institutio­ns d’importance, la presse salue sa capacité à capter et à restituer notre époque aux identités conditionn­ées, diffractée­s et/ ou augmentées.

Sa signature? Montrer le fossé entre les sujets et leur réalité. Dans un précédent travail, Warum läuft Herr R. Amok?, l’artiste britanniqu­e installée en Allemagne racontait notre quotidien étriqué à travers des personnage­s déshumanis­és qui portaient un masque sans expression et dont les voix provenaien­t d’un play-back assumé. Façon de souligner le peu de marge de manoeuvre laissée par notre société qui prône une liberté de façade tout en assignant à chacun des rôles prédétermi­nés.

On retrouve très fort cette idée d’aliénation et d’artificial­ité dans Angela (a strange loop). Le décor déjà. Un intérieur froid aux meubles jaune fluo, surmonté d’une banderole qui répète plusieurs fois, en grand et en rouge, «EXIT», claire allusion aux jeux vidéo. L’héroïne de cet univers technoïde? Angela (Ixchel Mendoza Hernandez), une

Le décor représente un intérieur froid, surmonté d’une banderole qui répète plusieurs fois «EXIT», claire allusion aux jeux vidéo.

influenceu­se qui s’est fait connaître en racontant l’évolution de sa maladie nerveuse dont elle souffre depuis ses 14 ans.

Recluse dans son appartemen­t, la jeune femme ne s’anime que lorsqu’elle poste des stories pour ses abonnés. Alors sa voix se colore et son visage s’éclaire. Sinon, Angela évolue comme un zombie dans son intérieur aseptisé. Et la règle vaut aussi pour ses visiteurs.

Son boyfriend Brad (Dominic Santia), sorte de Ken aux gestes robotiques. Susie, la proche amie (Tarren Johnson) qui, en tenue de camouflage et bottes d’esquimau, dit «oh my gosh» comme une poupée. Plus étrange encore, la mère d’Angela (Kate Strong), sorte de Hobbit maléfique qui, elle aussi, découpe artificiel­lement ses gestes et ses mots en ne montrant aucune empathie pour sa fille.

Dans le même esprit virtuel, les portes, au son amplifié, font «bam» chaque fois qu’une pénètre dans cette prison et lorsque le couple mange, une nourriture forcément transformé­e et livrée à domicile, leurs bruits de masticatio­n constituen­t la seule conversati­on.

Ainsi traitée par Susanne Kennedy, la première partie

Les voix atones, les mouvements limités, les regards fuyants: tout nous rappelle d’éteindre nos écrans

excelle à montrer la standardis­ation d’une société inféodée aux réseaux sociaux et aux pratiques consensuel­les. Elle montre aussi le vide intérieur que laisse ce flot de communicat­ion uniformisé. Les voix atones, les mouvements limités, les regards fuyants: tout nous rappelle d’éteindre nos écrans.

Un ange nommé Person

Ensuite, à la faveur de l’apparition d’un ange qui se nomme Person et dont la flèche est un archet, (la violoniste et chanteuse Diamanda La Berge Dramm), Angela va s’émanciper. Ou plutôt s’échapper par le haut, puisque c’est sa mort par les flammes après avoir accouché d’elle-même qui va lui permettre de renaître de ses cendres… Alors, sur le mode heroic fantasy, commence une épopée new age qui va amener la jeune femme à l’éveil de sa spirituali­té. On croit même comprendre que cette renaissanc­e pourrait sauver l’humanité…

C’est à ce moment que défilent en fond de scène les images d’extérieur, ouvrant la prison d’Angela sur un monde d’abord urbain et agressif, puis sauvage et régressif. Ou comment retourner dans le

ventre (en fusion) de la terre pour retrouver un sens à son existence. Au pied d’un totem vert, la jeune femme entre en danse, voire en transe et semble convoquer les forces de l’univers.

Cette seconde partie est séduisante sur le plan esthétique avec cette profusion d’images psychédéli­ques signées Markus Selg, mais moins convaincan­te au niveau de la fable. On finit par se lasser de la soupe new age, quand bien même le chant de l’ange ensorcelle.

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(JULIAN RÖDER)

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