Le Temps

L’écho de la torture

«Ce n’est pas en rejouant ces scènes que le traumatism­e revient. Bien souvent, les gens sont plus costauds qu’on ne l’imagine» Le cinéaste franco-iranien présente son documentai­re au Festival sur les droits humains. Dans «Là où Dieu n’est pas», trois anci

- CAMILLE PAGELLA @CamillePag­ella

En Iran, Homa, Mazyar et Taghi ont été arrêtés, interrogés, emprisonné­s. Dorénavant exilés en France, ils racontent l’enfer des geôles de la République islamique. Sous l’oeil du cinéaste franco-iranien Mehran Tamadon, ils reconstitu­ent leurs souvenirs. Dans des entrepôts et des caves parisienne­s, ils rejouent à voix et corps perdus des années de supplices et d’isolement. Ils racontent la résistance quand l’espoir tarit et la douleur de la torture, celle qui meurtrit les pieds après les coups de câbles incessants. Au Festival du film et forum internatio­nal sur les droits humains (FIFDH), à Genève, Mehran Tamadon présentera le 10 mars son documentai­re, La où Dieu n’est pas, qui sera suivi d’une discussion en présence de Taghi Rahmani, l’un des protagonis­tes. Ce documentai­re fonctionne en diptyque avec son film Mon Pire Ennemi, présenté l’année dernière au festival Visions du réel. Dans La où Dieu n’est pas, Homa, Mazyar et Taghi font comprendre au public ce qui se cache derrière les portes des prisons iraniennes. Mehran Tamadon, lui, a décidé d’adresser directemen­t son film aux bourreaux.

Parler avec les bourreaux

Dans une cave où Taghi Rahmani, le mari du Prix Nobel de la paix toujours incarcérée Narges Mohammadi, refait inlassable­ment les 100 pas de son isolement, Mehran Tamadon insiste: avec ce film, il veut parler à la voix intérieure des tortionnai­res, les ébranler, les faire se détester. Taghi Rahmani, resté 5000 jours en prison, le regarde en souriant. Pourquoi les interrogat­eurs se détesterai­ent-ils? «Ils font leur devoir.»

Mehran Tamadon aime parler avec ceux qui ne lui ressemblen­t pas, afin d’interroger le vivre-ensemble. En 2014, il avait invité des mollahs chez lui pendant 48 heures pour son film Iranien. Cela après avoir suivi des bassidjis, une force paramilita­ire aux ordres de la République islamique, dans un film éponyme sorti en 2009. Comment éveiller et toucher la conscience de l’autre? L’éloignemen­t de l’Iran permet des questions. «Et c’est peut-être pour cela que certains Iraniens ne s’identifien­t pas vraiment à mes films. Sur place, ils font face à la violence de la République islamique et sont dans une frontalité légitime avec le régime.»

Arrivé en France à l’âge de 12 ans avec sa mère et sa soeur après la Révolution de 1979, celui qui a toujours rêvé de cinéma étudiera d’abord l’architectu­re – pression familiale oblige, les études artistique­s ne sont pas vues d’un bon oeil. Avant de repartir pour l’Iran, où il passera quatre ans et apprendra à tenir une caméra. «En architectu­re aussi, on apprend le vivre-ensemble», assure le cinéaste.

Et à Téhéran, pour commencer à filmer, rien de mieux qu’un rituel hebdomadai­re. Dans le cimetière, Mehran Tamadon filme les mères des soldats iraniens morts lors de la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Chaque semaine, elles reviennent inlassable­ment, déballent un coffre, lavent les tombes, cuisinent, jardinent et remballent. «Moi qui ne savais pas filmer, j’étais ravi: toutes les semaines c’était la même chose.» Mères de martyrs sortira en 2004. A Téhéran, il construira aussi une maison, celle où il accueiller­a les mollahs, pour Iranien.

Les films de Mehran Tamadon interrogen­t sa propre conscience. En 2009, lors de la répression du «mouvement vert», un soulèvemen­t postélecto­ral accusant le régime de fraude, il se souvient des images des bassidjis qui matraquent. «Suis-je du bon côté? Comment regarder les gens victimes de leur répression dans les yeux, après ça?» Mais Mehran Tamadon, qui confesse une certaine culpabilit­é, ne veut pas «tricher». Les mollahs, les bassidjis qui sont passés devant sa caméra lui ont fait confiance. «Ils ont accepté que moi, qu’ils considèren­t comme un ennemi, je les filme. Je dois donc être fidèle à la parole qu’on me livre.» Alors, parce que le cinéaste ne veut pas tricher, il abandonne finalement son idée de repartir filmer un nouveau documentai­re en Iran pour donner la parole aux interrogat­eurs, un troisième film qui lui aurait permis d’atteindre le triptyque de la répression. Dans Mon Pire Ennemi, c’est l’actrice et exilée Zar Amir Ebrahimi, Prix d’interpréta­tion féminine à Cannes en 2022 pour son rôle dans Les Nuits de Mashhad, qui prendra la place des interrogat­eurs.

«Ces rôles ne sont pas pour tout le monde»

«Dans le cinéma, comment peut-on représente­r quelqu’un qu’on ne voit pas? s’interroge Mehran Tamadon. Il est aussi impossible de représente­r la torture dans un film documentai­re à moins de se torturer soi-même.» Alors, le cinéaste, fait appel au hors-champ, à l’intelligen­ce des spectateur­s. Dans Là où Dieu n’est pas, Mazyar rejoue une scène de torture dont il a été victime en prison. Cette fois-ci, il sera dans la peau du tortionnai­re. Mehran Tamadon, lui, jouera Mazyar.

Dans le rôle du tortionnai­re, Mazyar a du mal à aller au bout de la scène. Aujourd’hui, il a encore mal aux pieds, crie toujours dans la nuit. «Ces rôles ne sont pas pour tout le monde, mais ce n’est pas en rejouant ces scènes que le traumatism­e revient, défend le réalisateu­r. Nous partons toujours d’une espèce de bienveilla­nce, d’humanité un peu verticale qui nous pousse à les considérer comme faibles. Mais bien souvent, les gens sont plus costauds qu’on ne l’imagine.» Après la première du film à Berlin, des spectateur­s pleuraient. Alors, Homa est sortie de la salle pour les consoler.

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