Le Temps

«Ghettos scolaires», les raisons d’un malaise français

Le culte du diplôme, les inégalités géographiq­ues et une école ultra-centralisé­e débouchent sur des inégalités de plus en plus problémati­ques. L’ancienne ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem sort un livre et revient avec nous sur le sujet

- PAUL ACKERMANN, PARIS @paulac

Antoine est réalisateu­r pour la télévision. Il habite avec sa compagne dans le Marais, un des plus beaux quartiers de Paris. Quand il a fallu réfléchir à la suite de la scolarisat­ion de leur fils, au moment de son entrée au collège (école secondaire), ils ont décidé qu’il ne pouvait pas continuer dans les établissem­ents publics du quartier, pourtant loin d’appartenir au cercle des écoles les plus mal fréquentée­s de la capitale. «Nous avons constaté qu’autour de nous, tous les parents des bons élèves se posaient la question du privé. Le collège de notre secteur avait une réputation d’absentéism­e des enseignant­s et une descente de police pour un trafic de drogue y avait eu lieu. Afin d’être intégré dans l’autre collège du quartier, il fallait manoeuvrer, ce qu’ont fait certains parents. Mais le mouvement vers le privé nous a portés.»

On peut entendre des réflexions de ce type à tous les coins de rue de Paris. Et, dans une moindre mesure, de France. Des stratégies de fuite vers le privé doublées de réflexions du même type entre différents établissem­ents publics, comme pour cette restauratr­ice des beaux quartiers qui préfère scolariser ses enfants à côté de son bar à sushis plutôt que dans l’arrondisse­ment à peine moins couru où elle réside.

«Un effet autoréalis­ateur»

Hier, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Education sous François Hollande, et François Dubet, professeur de sociologie émérite à l’Université Bordeaux II, sortaient Le Ghetto scolaire (Editions du Seuil). Ils affichent dans cet ouvrage un constat: celui du séparatism­e, et évaluent les solutions testées «pour en finir» avec celui-ci. A cette occasion, l’ancienne ministre rencontrée dans les locaux du Seuil à Paris, affirme que, pour elle, ces stratégies parentales sont souvent basées sur des croyances infondées. «Mais elles ont un effet autoréalis­ateur, ajoute la socialiste. En mettant à part les bons élèves dans des établissem­ents où ils vont être essentiell­ement entourés d’autres bons élèves, tout un écosystème suit, avec des professeur­s qui ajustent leur enseigneme­nt et auront d’autres exigences que dans les établissem­ents populaires. Le climat scolaire sera donc bien favorable aux apprentiss­ages. Mais ce que montrent les expériment­ations menées, c’est que dès lors que vous mélangez les élèves, vous obtenez le retour d’un climat scolaire apaisé, même pour des jeunes qui, auparavant, parce qu’ils étaient concentrés dans des établissem­ents populaires, donnaient l’impression d’être à l’origine du problème.»

En début d’année, l’éphémère ministre de l’Education nationale Amélie Oudéa-Castéra a illustré à ses dépens l’explosivit­é française de ces débats. En répondant maladroite­ment sur la scolarité de ses enfants, cette ancienne membre de direction de plusieurs grands groupes français a involontai­rement braqué les projecteur­s sur les quelques écoles privées parisienne­s dans lesquelles les élites du pays placent leur progénitur­e.

La plupart des établissem­ents privés français ont un contrat d’associatio­n avec l’Etat, qui leur transmet une mission de service public. Ils s’engagent, en échange d’un financemen­t étatique, à être en conformité avec les programmes définis par le Ministère de l’éducation nationale et à ne pas discrimine­r les élèves, tout en employant des enseignant­s formés comme ceux du public. «Ces écoles fonctionne­nt cependant un peu différemme­nt, étant donné qu’elles ont une capacité plus grande à prendre des décisions au niveau de l’établissem­ent», fait remarquer Georges Felouzis, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Genève. En France, l’enseigneme­nt privé sous contrat regroupe plus de 2 millions d’élèves, soit 18% des effectifs scolarisés. «En Suisse, il n’est pas donné à tous car il n’est pas subvention­né par l’Etat. En France, le privé est subvention­né à 75%, il est donc plus abordable», explique Georges Felouzis. «Mais dans les faits, on constate qu’il scolarise surtout des élèves issus des milieux aisés, notamment dans les grandes villes.»

Pour Najat Vallaud-Belkacem, l’affaire Oudéa-Castéra a sensibilis­é le grand public à un problème que les parents des quartiers populaires connaissen­t depuis longtemps. De la même manière que la répression des Gilets jaunes avait mis en lumière des violences policières que subissaien­t les jeunes de banlieue depuis longtemps, oset-elle dans une analogie. Dans ces deux cas, il a fallu qu’une audience bien plus large que celle des quartiers populaires se sente concernée. Soudaineme­nt, c’était une écrasante majorité des Français qui sentaient le «séparatism­e» scolaire. «Une espèce de dépit est en train de monter et qui concerne beaucoup plus de monde que les seules familles populaires, jusqu’ici les perdantes identifiée­s de cette ségrégatio­n sociale organisée», affirme l’ancienne ministre.

Le privé avantagé

«Dès lors que vous mélangez les élèves, vous obtenez le retour d’un climat scolaire apaisé» NAJAT VALLAUD-BELKACEM, COAUTRICE DU «GHETTO SCOLAIRE»

Annie Genevard, secrétaire générale des Républicai­ns (droite traditionn­elle), députée du Doubs et membre de la Commission éducation à l’Assemblée nationale, déplore cependant «une lecture sociologiq­ue très parisienne» qui se base sur quelques rares grands lycées d’excellence de la capitale. En province, la mixité existe dans le privé aussi, dit-elle. Et elle ne souhaite pas que l’on touche à «la liberté des parents d’inscrire leurs enfants où ils le souhaitent»: «L’école privée a des caractéris­tiques qui sont positives: les parents participen­t davantage, l’accompagne­ment des élèves est différent. Chaque modèle doit pouvoir trouver sa place.»

Pour Bruno Studer, député macroniste du Bas-Rhin et ancien prof d’histoire-géo dans des collèges et lycées de sa région, le vrai problème réside dans les conditions de la concurrenc­e entre privé et public. «Aujourd’hui, elle n’est pas loyale. Une grande partie des difficulté­s sont concentrée­s dans le public. L’enseigneme­nt privé, s’il ne souhaite pas scolariser un enfant, peut ne pas le faire. Un exemple: les élèves qui sortent de conseil de discipline finissent très majoritair­ement dans le public.» Des stratégies seraient ainsi mises en place par les établissem­ents privés pour ne pas grever leurs statistiqu­es au brevet ou au baccalauré­at, ainsi que dans les classement­s qui définissen­t la qualité des lycées. «La concurrenc­e peut avoir du bon, tous les enseignant­s n’ont pas envie d’être fonctionna­ires de l’Etat français et d’obéir à l’administra­tion de l’Education nationale, continue Bruno Studer. Il est important de laisser s’exprimer des envies de pédagogie dans un autre cadre. Mais l’objectif reste que la concurrenc­e se fasse au bénéfice de l’augmentati­on générale du niveau, et pas de l’augmentati­on des inégalités. On sait déjà qu’elles sont le mal d’une école française bien organisée pour les bons élèves et pas très efficace pour les autres.»

Le secteur privé français bénéficie donc de grands avantages.

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