«Je l’aimais comme un fils»
OPPOSITION Des dizaines de milliers de Moscovites ont rendu un dernier hommage à Alexeï Navalny, décédé le 16 février dans des circonstances non éclaircies et enterré hier dans un petit cimetière de la capitale russe
Ciel gris et bas, neige sale et température extérieure de -2 C°. A l’aube du 1er mars, Moscou ne présentait pas son meilleur visage mais cela n’a visiblement pas empêché des milliers de ses habitants de sauter un jour de travail pour aller marcher des heures, avec la peur au ventre d’être arrêtés, pour rendre un dernier hommage à Alexeï Navalny, mort le 16 février dans des circonstances toujours non éclaircies dans sa prison de Kharp, au-delà du cercle polaire.
Pour la famille et les collaborateurs de l’opposant, la journée avait aussi mal commencé. Pendant plusieurs longues minutes, les autorités les ont fait poireauter devant une des morgues de la ville, refusant de leur remettre la dépouille. Un dernier coup de pression qui aura ajouté quelques lignes supplémentaires à cette «page honteuse de l’histoire russe», selon l’expression de l’ancien coordinateur du QG russe de l’opposant, Leonid Volkov. La porte-parole de Navalny, Kira Yarmich, s’en inquiéta sur les réseaux sociaux, craignant que le pouvoir n’ait pas dit son dernier mot sur ces obsèques que le Kremlin craignait par-dessus tout de voir se transformer en manifestation contre le régime.
Dans les jours précédents, d’âpres négociations avaient eu lieu sur le choix du lieu de la cérémonie religieuse ainsi que de la sépulture d’Alexeï Navalny. «Tout ce que nous voulons maintenant, c’est pouvoir l’enterrer dignement», ont répété à plusieurs reprises les proches, comme pour rassurer le Kremlin. En vain: tout comme pour la restitution du corps du défunt, ils ont fait l’objet de pressions et de chantage pour qu’ils acceptent l’idée d’un «enterrement discret». Personne n’a voulu leur louer une salle pour la cérémonie d’adieu avec les Moscovites.
Leonid Volkov a aussi révélé que la veille de l’enterrement, aucun chauffeur de corbillard n’avait encore accepté de transporter Navalny pour son dernier voyage, par peur des représailles.
«Otpevanié» expédiée
Finalement, un compromis a été trouvé sur la date – il ne fallait surtout pas que ces obsèques fassent de l’ombre à l’adresse de la nation de Vladimir Poutine le 29 février – puis sur le lieu de la cérémonie d’adieu. La messe funèbre, l’otpevanié dans la religion orthodoxe, a eu lieu dans l’église Soulage mon chagrin à Marino, un gigantesque quartier dortoir dans la grande banlieue de Moscou, où l’opposant a habité dans sa jeunesse. L’enterrement, lui, s’est fait à Borissovo, le petit cimetière du quartier surplombé par des barres d’immeubles grises.
C’est donc vers ce lieu assez improbable, situé à une heure de route de Moscou, que le cortège funéraire se dirigea à la mi-journée. Des gens avaient déjà pris position autour de l’église pour pouvoir faire leurs adieux à l’opposant emblématique. La police, elle, y était déjà en force depuis la veille, installant des barrières de sécurité, des caméras de surveillance, déployant des patrouilles et des «paniers à salade» tout le long du parcours du cercueil.
La suite des opérations se déroula en accéléré, comme si les autorités avaient reçu pour consigne de ne surtout pas laisser s’éterniser ces funérailles. L’otpévanie qui dure normalement des heures (le prêtre et le choeur accompagnent en chantant longuement le passage du défunt dans l’au-delà) a été expédié en quelques minutes; puis le cercueil a été conduit au pas de course au cimetière de Borissovo.
On a juste eu le temps d’apercevoir Lioudmila et Anatoly, les parents âgés de Navalny. Seuls quelques proches et sympathisants ont été autorisés à assister à la cérémonie.
«Tout ce que nous voulons, c’est l’enterrer dignement» LES PROCHES DE NAVALNY
Mais entre-temps, la foule à l’extérieur n’avait cessé de grossir, atteignant certainement plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers personnes. On y voyait des gens de tous âges, venus rendre un dernier hommage à un homme qui leur disait de ne pas avoir peur et, surtout, de ne jamais baisser la garde.
«Il n’avait pas peur, nous non plus», scandaient-ils, applaudissant le cercueil. Pour eux, on enterrait ce jour-là Alexeï, ou «Liocha», qu’ils appelaient par son diminutif comme un parent ou un ami proche. «Je l’aimais comme mon fils», confirme une femme entre deux âges au milieu de la foule.
Ensuite, formant une file encore plus impressionnante, tous ces gens ont pris le chemin du cimetière. Là-bas, tout près de l’entrée, seuls les parents du défunt ont assisté à la fermeture du cercueil. Ils ont longuement touché, embrassé leur fils selon l’usage orthodoxe, puis se sont signés une dernière fois – et ont pleuré. A ce moment-là, retentissaient les premières mesures d’une chanson que Navalny aimait, paraît-il, beaucoup: My Way de Frank Sinatra.
Lorsque le cercueil a été porté en terre, on a entendu la musique finale de Terminator 2. «Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce navet était le film favori d’Alexeï», explique ce dur à cuire qu’est Leonid Volkov, pleurant alors comme une madeleine.
Peut-être le plus cruel dans ces obsèques était que, à l’exception de ses parents, les personnes les plus chères à Alexeï Navalny ne pouvaient pas être présentes à Moscou – où elles auraient été immédiatement arrêtées.
Ni sa femme Yulia qui est quelque part en Europe avec leur fils Zakhar, âgé de 16 ans, ni leur fille aînée, Dasha, étudiante aux Etats-Unis. Et encore moins les membres de son équipe, Leonid Volkov, Rouslan Chaveddinov, Kira Yarmich, Maria Pevtchikh… Et tant d’autres qui se sont contentés de pleurer leur ami et idole à distance.
Interrogé dans la matinée afin de savoir si le Kremlin avait quelque chose à dire sur le sujet, son porte-parole a répondu par la négative. C’était la seule mention de cette journée pas comme les autres dans la Russie officielle.
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