Comment la mécanique du chaos a mené à un bain de sang
Morts sous les balles, piétinés par la foule, écrasés par les camions d’aide, les 115 Palestiniens tués jeudi sont aussi victimes de la destruction des infrastructures de l’enclave. Leur mort est une aubaine pour le Hamas
«On essayait juste d’obtenir un sac de farine quand j’ai reçu une balle dans la jambe. J’ai été incapable de me relever. Nous n’avons reçu aucune aide. Nous sommes livrés à nous-mêmes». Au téléphone depuis Gaza, on entend à peine Mahmoud tant la ligne est mauvaise, mais sa voix haletante transpire l’angoisse. L’homme est un survivant de la distribution d’aide alimentaire jeudi dans la ville de Gaza, lors de laquelle 115 personnes au moins sont mortes et 760 blessées, selon le Ministère palestinien de la santé.
Au soir de cette tragédie, l’armée israélienne donnait sa version des faits. «Alors que ces fournitures humanitaires vitales se dirigeaient vers les habitants de Gaza dans le besoin, des milliers de Gazaouis se sont précipités sur les camions. Certains ont commencé à pousser violemment et à piétiner d’autres Gazaouis jusqu’à ce que mort s’ensuive, et à piller les fournitures humanitaires», affirmait le porte-parole militaire Daniel Hagari dans des propos retranscrits par le média israélien de droite i24. L’armée parle de dix tués sous ses balles. Elle a publié des bouts de vidéos tournées par des drones, mais refusait vendredi de rendre publiques les images brutes de la scène.
«C’était un piège»
Des civils qui s’entretuent? La version israélienne est contredite par les survivants et les médecins qui ont reçu cadavres et blessés. «C’était un piège. Les Israéliens ont ouvert le feu alors qu’il n’y avait pas de danger apparent. Ils ont tiré à l’aveugle», affirme Mahmoud au Temps. Le quotidien Le Monde a de son côté recueilli le témoignage du directeur par intérim de l’hôpital Al-Awda à Gaza qui a secouru 176 blessés. «Nous avons observé des blessures par balle, sur toutes les zones du corps, les mains, les jambes, l’abdomen ou la poitrine», dit-il, précisant ne pas avoir constaté de plaies laissant penser à une bousculade. Yehia Al Masri, un médecin de l’hôpital Al-Shifa évoque, interrogé par le New York Times, des dizaines de morts et de blessés par balles, notamment à la tête, au cou et à l’aine. D’autres sont morts piétinés par la foule. D’autres encore, écrasés par les camions d’aide qui quittaient précipitamment les lieux, affirme-t-il. Après le drame, «nous avons retrouvé des dizaines, voire des centaines de corps gisant au sol. Il y a un tel afflux de blessés que je ne sais pas comment les hôpitaux les soigneront», affirme au Temps Fares Afana, le chef des ambulanciers de l’hôpital Kamal Adwan. Les routes défoncées rendues impraticables, des camions et des charrettes tirées par des ânes ont transporté morts et survivants dans les établissements hospitaliers. Piétinés, écrasés ou tués par balles, ceux qui espéraient de l’aide ont aussi été victimes du procédé d’acheminement adopté par Israël. Jeudi, l’Etat hébreu menait sa quatrième livraison humanitaire dans la bande côtière depuis lundi, mais c’était la première dans le nord, zone sur laquelle le Hamas n’exerce qu’un faible contrôle, contrairement à la bande de Gaza méridionale. En s’aventurant là, Israël diminuait le risque que les cargaisons soient pillées par le mouvement islamiste qu’il veut abattre. Par contre, un chaos absolu y règne, les policiers palestiniens allant jusqu’à se cacher pour éviter d’être pris pour cibles par l’armée israélienne, qui refuse par ailleurs de prendre en charge les 300 000 habitants encore dans la cité. Le remède? Rétablir une autorité locale, et coordonner avec elle l’acheminement d’assistance. Mais bien que certains responsables israéliens le demandent depuis janvier, le premier ministre Netanyahou le refuse absolument. Enfin, le gouvernement israélien n’avait établi aucun dialogue avec les agences des Nations unies encore à l’oeuvre à Gaza, lorsqu’il les autorise.
Un avantage dans les négociations
«Il y a un tel afflux de blessés que je ne sais pas comment les hôpitaux les soigneront»
FARES AFANA, CHEF DES AMBULANCIERS DE L’HÔPITAL KAMAL ADWAN
Dramatique pour les civils, l’hécatombe de jeudi représente en revanche un atout pour le Hamas, relevait vendredi matin l’analyste israélien Amos Harel dans le quotidien d’opposition Haaretz. La tragédie démontre aux yeux de tous qu’Israël ne contrôle pas le chaos provoqué par son assaut, même s’il a vaincu militairement le Hamas dans une grande partie de la bande côtière. Quant à ce dernier, il se voit offrir un avantage énorme dans les négociations, car il peut accuser l’armée d’avoir massacré directement la population palestinienne. Il l’avait compris lorsqu’il avait accusé Israël d’être derrière le bombardement de l’hôpital Al-Shifa. En réalité, une roquette palestinienne avait dysfonctionné. Alors que plusieurs pays européens demandaient vendredi une enquête, Washington a exigé des «réponses» du gouvernement de Benyamin Netanyahou et plaidé pour un cessez-le-feu temporaire. La pression américaine dans ce sens pourrait s’accentuer sans qu’une solution même partielle n’ait été trouvée pour les otages israéliens, accroissant encore la douleur de leurs proches.
Quant aux souffrances des enfants, des femmes et des hommes de Gaza, elle est indescriptible. Au moins 30 200 personnes sont mortes, selon le Ministère palestinien de la santé, dont au moins 25 000 femmes et enfants, affirmait jeudi le Pentagone. Par ailleurs, 2,2 des 2,4 millions d’habitants de ce minuscule territoire sont menacés de famine, d’après l’ONU, alors qu’Israël continue de bloquer l’aide au port d’Ashdod et refuse d’ouvrir un point de passage aux convois dans le nord de l’enclave. Au téléphone avec Le Temps, la voix d’Ammar, habitant de la ville de Gaza, est ténue. «Nous n’avons plus rien à manger: ni pain, ni farine. On en arrive à grignoter des herbes; même la nourriture pour animaux se fait rare. Qu’attendez-vous de nous?» demande-t-il dans un souffle. Père de trois enfants, il fera tout pour obtenir à manger au prochain passage d’un camion d’aide, «même si c’est risqué». Car la faim, désormais, est insupportable.
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