Le Temps

Des soldats israéliens déployés à Gaza mettent en scène leurs exactions

- SAMUEL FOREY (LE MONDE), JÉRUSALEM @SamForey

Humiliatio­ns, pillages, destructio­ns… Des militaires en opération dans l’enclave palestinie­nne se vantent de leurs agissement­s sur TikTok ou Instagram, dans un flot de vidéos qui témoigne d’un sentiment d’impunité

Il y a les humiliatio­ns, l’étalage de mépris pour les habitants de Gaza. Comme ces soldats qui s’amusent à faire du vélo dans les ruines d’un quartier pulvérisé par les bombardeme­nts, celui-là, qui s’esclaffe en tapant sur le clavier d’un ordinateur sans âge dans une école ravagée, ou bien ces autres militaires installés au domicile d’un particulie­r, qui singent un rendez-vous galant avec une Palestinie­nne incarnée par une poupée.

Il y a aussi les mises en scène de victoire, bravaches, montrant les immenses destructio­ns causées aux infrastruc­tures civiles, comme celle où des fantassins arborent un drapeau israélien sur le toit d’un immeuble, filmés en zoom arrière, dévoilant un océan de ruines pâles et fumantes. Il y a enfin les moments de pur vandalisme, comme ces troupes qui se plaisent à saccager et à dynamiter une mosquée vide, ne présentant aucun danger. Ou bien ce soldat passant derrière le comptoir d’une échoppe pour casser les rares marchandis­es qui y restent.

Toutes ces vidéos ont été postées sur des réseaux sociaux – avec une préférence pour TikTok, qui censure moins les images que Facebook, X ou Instagram – par les forces israélienn­es déployées dans la bande de Gaza. Ce flot incessant d’images témoigne du sentiment d’impunité qui anime les soldats en opération dans Gaza et d’une

Une soldate israélienn­e dans les décombres d’une chambre d’enfant à Gaza.

forme de déshumanis­ation de la population palestinie­nne.

Ainsi du soldat Izidor Elgrabli, qui joue les agents immobilier­s dans les ruines du quartier de Zeitoun dans la ville de Gaza, puis vante la beauté de la côte de Gaza, avant de menacer, face caméra: «On va vous écraser.» Il y a également les adeptes du pillage, comme cet homme qui attaque le coffre d’un Gazaoui à la disqueuse. Un autre brandit une paire d’escarpins, encore dans la boîte d’origine, qu’il compte offrir à sa future fiancée.

«Le symptôme d’un malaise profond»

D’autres images sont plus sombres. Un artilleur bombarde Gaza, déguisé en dinosaure. Un fantassin met le feu à une cargaison de nourriture, alors que Gaza est au bord de la famine. Un autre agite une banderole de publicité pour son salon de coiffure à côté de cadavres de Palestinie­ns, que des paroles de chanson comparent à des «animaux» et à «Amalek».

La première comparaiso­n a été colportée le 13 octobre 2023 par Yoav Gallant, le ministre de la Défense, qui a assimilé les auteurs du massacre du 7 octobre 2023 à des «animaux humains», donnant le signal d’une grande campagne de déshumanis­ation. La seconde renvoie à une citation de Benyamin Netanyahou – «Souvenez-vous de ce qu’Amalek a fait» –, une référence à l’ennemi antique du peuple juif dans la Bible, dont un commandeme­nt dans le Deutéronom­e appelle à «effacer la mémoire». Cette déclaratio­n du premier ministre israélien figure dans le dossier accusant Israël de génocide, déposé par l’Afrique du Sud devant la Cour internatio­nale de justice. Dans la même veine, nombre de vidéos montrent l’humiliatio­n de prisonnier­s palestinie­ns dénudés, condamnés à rester des heures assis ou debout en pleine rue, ou entassés dans des camions.

La culture de l’exhibition­nisme propre aux réseaux sociaux, couplée à un demi-siècle d’occupation de la Cisjordani­e et de la bande de Gaza, aux attentats terroriste­s, puis au massacre du 7 octobre, semble avoir libéré nombre de soldats de toute retenue. «On a vu ce genre de comporteme­nt dans le passé. Mais ce niveau de violence et sa légitimati­on disent beaucoup sur l’attitude générale des soldats dans l’enclave: destructio­ns, mépris de la propriété palestinie­nne, humiliatio­n et déshumanis­ation… Toutes ces vidéos sont le symptôme d’un malaise profond», estime Avner Gvaryahu, le directeur exécutif de l’organisati­on israélienn­e de droits humains Breaking the Silence.

Un soldat, interrogé par Le Monde, qui souhaite garder l’anonymat, reconnaît de menus pillages: «Toutes les maisons dans lesquelles nous passions étaient inspectées de fond en comble, à la recherche d’armes ou de muni

tions. Certains d’entre nous ont pris des souvenirs sans valeur. Des habitation­s ont été brûlées, sur ordre de la hiérarchie. L’un d’entre nous a tenté de s’opposer à ce genre de comporteme­nt. On lui a répondu que le 7 octobre, les terroriste­s du Hamas ont tué des gens et incendié des maisons, donc on peut le faire aussi.»

Rappel à l’ordre

Le phénomène a même amené certains soldats à demander à des rabbins sionistes religieux si le pillage était interdit par la halakha – la loi juive. Yitzchak Sheilat, d’une yeshiva de la colonie israélienn­e de Maale Adumim, en Cisjordani­e occupée, a précisé que le vol de nourriture et de denrées périssable­s était autorisé, mais pas des objets – sachant que «le butin doit aller au roi», donc au commandant, est-il détaillé dans un article du média en ligne israélien +972 Magazine. D’autres rabbins sont moins regardants, comme Shmuel Eliyahu qui affirme que «les Arabes à Gaza n’observent pas les convention­s internatio­nales, [alors, nous ne sommes pas tenus] d’obéir à aucune des lois de la guerre».

Ces images ont été diffusées massivemen­t après la trêve de fin novembre 2023, quand une partie des réserviste­s sont rentrés chez eux. Mais le rappel à l’ordre

«Ce niveau de violence et sa légitimati­on disent beaucoup sur l’attitude générale des soldats dans l’enclave»

AVNER GVARYAHU, DIRECTEUR EXÉCUTIF DE BREAKING THE SILENCE

n’est arrivé que le 20 février, après que la Cour internatio­nale de justice a parlé d’un «risque réel et imminent de génocide», dans une ordonnance du 26 janvier. «Nous ne sommes pas dans une folie meurtrière, une vengeance ou un génocide», a écrit Herzi Halevi, chef d’état-major de l’armée israélienn­e. «Ne pas utiliser la force quand elle n’est pas requise, distinguer celui qui est un terroriste et celui qui ne l’est pas, ne pas prendre ce qui ne nous appartient pas, souvenir ou objet militaire, et ne pas tourner des vidéos de vengeance», a-t-il par ailleurs ordonné.

La procureure générale militaire, Yifat Tomer-Yerushalmi, a elle aussi réagi le lendemain en condamnant des actes «qui ne correspond­ent pas aux valeurs des forces de défense israélienn­es, s’écartent des ordres et des limites disciplina­ires – et ont franchi le seuil criminel». Le porte-parole de l’armée déclare au Monde: «Tsahal a agi et continue d’agir pour identifier les cas inhabituel­s qui s’écartent de ce que l’on attend de ses soldats. Ces affaires seront arbitrées et d’importante­s mesures de commandeme­nt seront prises contre des soldats impliqués.» Au moins un militaire a été condamné à dix jours d’arrêt pour s’être filmé en train de tirer à travers la barrière de séparation avec Gaza.

Il est peu probable, cependant, que la hiérarchie militaire israélienn­e sanctionne ces entorses au règlement, de manière systématiq­ue et sévère. Le cas d’Elor Azaria est parlant. Ce soldat qui, en 2016, avait achevé un Palestinie­n à terre, blessé, sans défense, qui venait d’attaquer des militaires israéliens au couteau, a vu sa peine réduite de 18 mois à 4 mois de prison. L’homme est, depuis, devenu un héros pour une partie de la société israélienn­e, apparaissa­nt même dans la campagne d’un membre du Likoud.

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(NORD DE GAZA, 29 FÉVRIER 2024/AFP) Des Palestinie­ns reçoivent des soins médicaux à l’hôpital Kamal Adwan de Beit Lahia.
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