Le Temps

Sic transit... et pourtant rien ne change

- LAURE LUGON ZUGRAVU JOURNALIST­E

Le monde va trop vite, il nous échappe. Ressentez-vous cette inquiétude qui parfois nous étreint devant l’emballemen­t de la machine? Il existe un antidote à ce poison de l’esprit: l’Histoire. Une fois soufflée la poussière des archives, il sourd des vieux journaux la constance de nos visions et conflits politiques.

Aussi ne résistai-je pas à partager une découverte fortuite dans les archives du Journal de Genève, cet ancêtre du Temps, libéral au point de pouvoir regarder la NZZ en face. Grâce soit rendue à Alphonse Bernoud, ancien chroniqueu­r. Que mon employeur me pardonne de republier ici l’article que ce député, prof de maths, ingénieur et fondateur de l’Aéroclub de Genève écrit dans l’édition du 24 juillet 1936.

«Les uns par système doctrinal, les autres gagnés par la pente et se débarrassa­nt sur autrui d’une tâche difficile, tous les partis politiques, bien qu’à des degrés divers, ont largement contribué à l’étatisme régnant.

En dépit de la résistance avertie de quelques clairvoyan­ts, la remise à l’Etat d’une quantité d’attributio­ns a été poursuivie avec opiniâtret­é à gauche et tolérée avec faiblesse à droite. Le boisement bureaucrat­ique est devenu épais et chaque jour on voit émerger une nouvelle cime lourde de graines. Sans qu’il soit nécessaire de secouer l’arbre, ses fruits mûrs se détachent d’eux-mêmes et résonnent sur le crâne des contribuab­les. Déficit chronique des CFF; évaporatio­n des bénéfices de la Régie des alcools; envahissem­ent de la Radio par les fonctionna­ires, voilà quelques-unes des noix de coco fédérales.»

Sans qu’il soit nécessaire de secouer l’arbre, ses fruits mûrs se détachent d’euxmêmes et résonnent sur le crâne des contribuab­les

Saisissant. En 2022, les CFF affichaien­t 245 millions de pertes. En parlant de la RTS, puisqu’on a inventé la télévision depuis, l’initiative populaire «200 francs, ça suffit» aurait été de la douce musique à l’oreille d’Alphonse. Il poursuit:

«Sur le terrain cantonal genevois, nous voyons aussi croître et se ramifier une végétation touffue dont nous n’aurons que les épines à récolter. Voici d’abord la Caisse de prévoyance du personnel (CIA) qui, dans le bilan au 31 décembre 1935, est portée au passif pour 23 millions en chiffres ronds; puis la Société de gestion de la Banque de Genève pour 4,5 millions, alors que cette banque a déjà coûté 16 millions à l’Etat. Si l’on ne conclut pas à bref délai une entente avec les pensionnés de la première et avec les créanciers de la seconde, nous nous acheminons sans remède à une catastroph­e financière. […]»

Le sieur Bernoud a dû se retourner dans sa tombe lors de la recapitali­sation de la Caisse de prévoyance de l’Etat pour près de 6 milliards et du scandale de BCGE. La suite, prévisible:

«Le moment est venu de brandir la hache et de manier le sécateur. Si l’on veut assurer l’équilibre des budgets futurs sans pressurer outre mesure les bourses particuliè­res, il n’est qu’un moyen: procéder aux coupes claires. […]» Aujourd’hui, Bernoud serait président du fan-club KKS section Genève.

«En somme, si l’on prétend restreindr­e l’étatisme, il n’y a qu’une seule méthode: non seulement renoncer à confier à l’Etat de nouvelles attributio­ns, mais encore et surtout lui retirer une partie de celles qui lui ont été remises. […] Pourquoi l’Automobile Club, qui vient de fournir une si belle leçon de discipline en organisant la suspension dominicale du roulement automobile, ne se chargerait-il pas du Service des automobile­s porté aux Comptes 1935 […]?»

Magique. On note que le Service des autos fait actuelleme­nt l’objet d’un projet de loi UDC pour lui retirer les contrôles techniques des véhicules au profit d’entreprise­s.

Quel doux pays que le nôtre, si rassurant dans son immuabilit­é. R.I.P. Alphonse Bernoud, il n’y a presque rien de nouveau sous le Jet d’eau.

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