Finances: fausse égalité sous la tondeuse
Puisque, selon ce cher Corneille*, «ce n’est pas régner que d’être deux à régner», qui gouverne encore lorsque l’on est sept à gouverner? L’annonce par la ministre des Finances Karin Keller-Sutter de couper 350 millions dans les budgets 2025 de tous les départements, à l’exception de l’armée, reflète bien la faiblesse structurelle de la «formule magique» de gouvernement en période de gros temps. Son incapacité institutionnelle à fixer des priorités et à faire des choix. Comment, à l’heure du resserrement des finances, épargner l’un ou l’autre département lorsque tous les conseillers fédéraux sont supposés égaux? Certes, ce n’est que 350 millions, soit 1,4% du budget. Et le Conseil fédéral avait déjà, en janvier, pris des mesures pour 2 milliards, touchant notamment l’asile, le rail, le chômage ou l’accueil extrafamilial. Mais, la ministre des Finances avouait n’être pas contente de devoir opérer ainsi des coupes linéaires.
Solution de facilité ou égalité sous la tondeuse, le principe de la coupe linéaire est d’abord le résultat d’un système de consensus paralysé. Qui illustre à quel point l’autorité collégiale s’est dégradée en coexistence de sept chefs de départements. Un gouvernement sans premier ministre pour procéder aux arbitrages, sans programme fixant des objectifs, sans risque de censure. Mais surtout un assemblage de socialistes, de libéraux, de nationaux-populistes qui tient du mariage de la carpe et du lapin. Cela dans un climat d’affrontements idéologiques très durs. Pourtant, ces accords a minima, cette capacité à désamorcer tous les conflits par la fragmentation du pouvoir, cette absence de théâtralité, c’est le prix d’une stabilité politique sans pareil. Et puis, nous qui détestons les conflits, les mots trop forts ou les têtes qui dépassent, ce système nous va très bien. En 2019, Ueli Maurer, alors président, avouait assez benoîtement à Blick que «nous sommes un pays qui dort. Le Conseil fédéral ne communique aucune impulsion. Il lui manque une vision globale. C’est une autorité administrative».
Il en résulte que le parlement, dont ce n’est pas le rôle, se retrouve dans la capacité de déterminer lui-même la position de la Suisse en matière de politique étrangère (traité contre la prolifération des armes nucléaires, Pacte sur les migrations, etc.) ou de sécurité (réexportations d’armes, politique de neutralité). Le climat d’anxiété créé par l’agression russe en Ukraine consacre l’armée en sanctuaire épargné de l’effort collectif.
Quelle sera alors la capacité du parlement «de déterminer lui-même l’orientation stratégique de l’armée sur le long terme et les capacités à lui donner», comme l’a suggéré la ministre de la Défense Viola Amherd en présentant le Message sur l’armée 2024? Et quels périls sont les plus probables? Des menaces à distance et indirectes (cyberattaques, fake news, opérations de déstabilisation) ou l’engrenage d’un conflit hybride vers une agression armée?
Les militaires ont fait leur choix, qui priorise des investissements de matériel lourd. L’expérience nous fait ainsi douter de la capacité du parlement à s’écarter de la vérité selon les militaires. Le grand historien de la guerre John Keegan disait d’eux qu’ils appartiennent à un monde à part, très ancien, et «dont les valeurs et les compétences ne ressemblent en rien à celles des politiciens ou des diplomates». Le chef de l’armée Thomas Süssli nous en a fait la démonstration.
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