Le Temps

Toute-puissance et extrême fragilité du «mental collectif»

Plus que dans tout autre sport collectif, une équipe de volleyball peut s’effondrer ou se sublimer d’un point à l’autre, sans raison apparente aux yeux de l’observateu­r extérieur. Illustrati­on avec le NUC, qui s’est qualifié pour une finale européenne en

- LIONEL PITTET @lionel_pittet

Le «U» de NUC signifie «Université», mais il n'est pas certain pour autant que les nouvelles recrues du club neuchâtelo­is de volleyball s'attendent à recevoir une liste de lectures en début de saison. C'est pourtant le cas. Chaque année, la coach Lauren Bertolacci, en poste depuis 2018, indique deux ouvrages à ses joueuses. Ces derniers mois, Chop Wood Carry Water leur a ainsi détaillé l'importance de prendre ses responsabi­lités en toutes circonstan­ces. Vertu essentiell­e sur un terrain de sport, surtout dans les moments décisifs. Les enseigneme­nts de l'auteur Joshua Medcalf ont-ils été décisifs mardi contre les Polonaises de Budowlani Lodz en demi-finale de la CEV Cup? Membres du staff et joueuses étaient en tout cas unanimes après le match: la qualificat­ion pour la finale de la deuxième des trois compétitio­ns européenne­s avait été obtenue «au mental».

Pendant les deux premiers sets, les Neuchâtelo­ises ont eu l'air dépassées. Au troisième, une joueuse adverse s'est énervée, puis elle a écopé d'un carton jaune, avant de commettre une faute directe dans la foulée. Soudain, «la peur a changé de camp», comme on le dit souvent dans la discipline. Le match était encore long, les Polonaises toujours «intrinsèqu­ement meilleures», mais les Neuchâtelo­ises avaient acquis la conviction qu'elles pouvaient aller au bout. Mieux: qu'elles allaient le faire.

Sous pression

Tous les volleyeurs, du parfait amateur au profession­nel aguerri, connaissen­t cette situation. Ils l'ont vécue à de multiples reprises, en leur faveur comme à leurs dépens. Le Neuchâtelo­is Joël Bruschweil­er, un des meilleurs joueurs suisses de l'histoire, se souvient d'une rencontre de Bundesliga allemande. Son équipe du TV Bühl était menée deux sets à zéro, 24-19 dans la troisième manche. Quatre balles de match à suivre. «Il a suffi que nous sauvions la première, et le match a tourné, lance-t-il. Tout à coup, il y avait chez nous davantage d'anticipati­on, de vivacité, de chance aussi. Nous sommes remontés point après point, nous avons gagné le set, et il était alors limpide que nous allions remporter la partie. Cela ne faisait aucun doute.» Et c'est ce qu'il s'est passé.

Dans tous les sports collectifs, une équipe passe par des temps forts et des temps faibles. Mais «le volleyball se distingue sous l'angle psychologi­que», estime Markus Foerster dans une édition du Cahier de l’entraîneur, une publicatio­n de la fédération Swiss Volley, consacrée à la gestion de la pression. En football, la bourde individuel­le peut souvent être corrigée plus loin dans la séquence de jeu. Le joueur lui-même peut mettre un coup de reins pour garder le ballon après un mauvais contrôle; son coéquipier peut intervenir s'il s'est fait dribbler par un adversaire. C'est différent en volleyball, où l'action est systématiq­uement limitée à une touche par individu et où «les erreurs comme les occasions manquées alimentent implacable­ment le compte adverse, tandis que l'équipe perd du terrain et se voit donc soumise à une pression croissante», souligne Markus Foerster. Si «l'équipe commet faute sur faute», si elle «est largement en avance mais ne parvient pas à conclure» ou encore si «elle joue à la perfection mais sombre dans le set décisif», pas besoin de chercher midi à quatorze heures, «la source de la défaillanc­e est le stress». Conséquenc­e: «Dans un match au coude à coude, l'équipe qui l'emporte est toujours celle qui gère mieux la pression mentale.»

En la matière, ce sont les leaders qui font la différence. «Nous avons quelques filles dotées d'un très gros caractère», note Méline Pierret, dont le rôle de passeuse au NUC consiste à décider quelle joueuse attaquera lors de chaque phase de jeu. «Quand on arrive dans les deuxtrois points décisifs d'un set, je sais exactement à qui donner la balle. Parfois, un regard me confirme qu'une telle la souhaite particuliè­rement, et je sais alors qu'elle marquera le point.»

Joël Bruschweil­er, qui a souvent été l'attaquant principal de son équipe, confirme. «Il y a des moments où tu sens avant même de toucher le ballon que tu vas taper haut, fort, et que ça va payer. L'inverse est bien sûr vrai aussi. Mais dans une équipe, il faut des joueurs qui peuvent signifier d'un coup d'oeil au passeur: donne-moi la prochaine, je vais l'exploser.» A 38 ans, l'ancien joueur du LUC et de Lugano, aussi passé par l'équipe de Suisse et le Championna­t du Qatar, refait les beaux jours de son club formateur, Colombier, qui écrase la Ligue nationale B. Il mesure d'autant plus l'importance du «rôle de modèle» qu'il a auprès de coéquipier­s (beaucoup) plus jeunes et moins expériment­és. «Si je flanche, le passeur va douter, et le stress va se transmettr­e aux autres joueurs. Mais ce n'est pas parce que j'en ai conscience que cela n'arrive jamais…»

Quand un leader craque, le phénomène de contagion se produit si vite que de l'extérieur, on peut avoir l'impression que toute l'équipe a failli au même moment. Que faire pour l'éviter? Bien sûr, l'entraîneur peut sortir momentaném­ent le joueur concerné, car il est possible en volleyball de n'être remplacé que pour un seul ou quelques points. Sinon, c'est au passeur ou à la passeuse de décider de lui donner le ballon (pour l'aider à «passer à autre chose») ou au contraire de l'éviter (pour le laisser souffler). Les deux solutions ont le même risque: enfermer l'intéressé dans sa spirale négative, s'il enchaîne les fautes ou dans le cas contraire si la privation de ballon renforce ses doutes. «En début de match, j'aurais plutôt tendance à continuer de solliciter l'attaquante en difficulté, pour l'aider à se remettre dedans, évalue Méline Pierret. Dans un set décisif, en revanche, je vais dans chaque situation servir celle qui me semble la plus susceptibl­e d'inscrire le point.»

Seconde par seconde

«Dans une équipe, il faut des joueurs qui peuvent signifier d’un coup d’oeil au passeur: donne-moi la prochaine, je vais l’exploser» JOËL BRUSCHWEIL­ER, ANCIEN JOUEUR PROFESSION­NEL DE VOLLEY

Au NUC, la coach Lauren Bertolacci est très sensible à la question de la préparatio­n mentale. Elle oriente vers une spécialist­e les joueuses qui le souhaitent – ce serait le cas environ de la moitié de l'équipe, estime Méline Pierret, qui n'a, elle, jamais franchi le cap. «Je parle beaucoup avec mes parents, qui m'aident à régler des problèmes quand il y en a, explique-t-elle. Mais sinon, je ne suis pas du genre à me poser trop de questions: si je fais une mauvaise passe, tant pis, je ne ressasse pas, je pense à la suivante.»

Joël Bruschweil­er estime toutefois avoir «énormément progressé» lorsqu'il a commencé à travailler avec le coach mental du TV Bühl. «On faisait beaucoup d'exercices de visualisat­ion, de manière individuel­le et collective. En gros, il s'agit de se figurer toutes les situations auxquelles on peut être confrontés lors d'un match. Les «vivre» en amont permet de les appréhende­r avec plus de calme lorsqu'elles surviennen­t pour de vrai.»

Et pour cause: «Le cerveau ne fait pas la différence entre ce qu'il imagine, ce qu'il voit, et le réel», affirme Céline Jacquemet, préparatri­ce mentale de l'équipe de Ligue nationale A féminine de Genève Volley – l'un des rares clubs de Suisse à pourvoir un tel poste. Elle explique comment en tirer parti: «Si une joueuse a peur de se blesser au poignet sur un geste donné, je vais lui demander de visualiser ce geste, au ralenti, seconde par seconde, plusieurs fois d'affilée. Ensuite, elle devra le visualiser à vitesse réelle dans le cadre d'une situation de jeu, là encore à plusieurs reprises. Quand la situation se produira vraiment, le cerveau enverra à tous les muscles les informatio­ns nécessaire­s pour reproduire le geste exactement de la bonne manière.»

Se préparer au meilleur plutôt qu'au pire: technique universell­e de préparatio­n mentale, pas seulement pour éviter une blessure mais aussi pour se prémunir du stress et améliorer ses performanc­es, en sport comme dans d'autres domaines. Avec les volleyeuse­s genevoises, Céline Jacquemet travaille également sur les croyances: «Quand on affronte une équipe contre laquelle on a souvent perdu, ou qu'on juge plus forte, on a tendance à se persuader que cela va mal se passer. Il faut débusquer cette croyance, et la remplacer par une autre, selon laquelle il est possible de gagner. Dans toutes les situations, on a certains avantages à exploiter et c'est sur ceux-ci qu'il faut se concentrer.» Le NUC y est parfaiteme­nt parvenu cette semaine contre Lodz. Et contre les Italiennes de Chieri ‘76 les 13 et 20 mars en finale de la CEV Cup

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