L’alphabet lumineux de Dan Flavin
Des tubes fluorescents trouvés dans le commerce, voilà le seul matériel qu’utilisait l’artiste new-yorkais disparu en 1996. A Bâle, une belle exposition recrée ses oeuvres, ravive sa mémoire, ses engagements et son art puissant du presque rien
C’est un simple tube, fixé sur le mur qui forme un angle de 45 degrés avec le sol. Il diffuse une lumière jaune fluorescente. Le titre de l’oeuvre, qui ouvre au Kunstmuseum de Bâle l’exposition Dan Flavin. Dédicaces en lumière, comporte une date, celle de sa création, ainsi qu’une dédicace: The diagonal of May 25, 1963 (to Constantin Brancusi).
L’artiste américain Dan Flavin (19331996) a créé cette oeuvre au moyen d’un tube fluorescent standardisé qu’il a trouvé dans le commerce. Mais lorsqu’il évoque ce readymade orienté dans l’espace, il en parle comme de la «gold diagonale» – la diagonale dorée –, ou encore comme de sa «diagonal of personal extasy», – sa diagonale de l’extase personnelle.
Geste pionnier
Une telle emphase peut surprendre venant d’un artiste que l’on peut rattacher, même s’il s’en est lui-même défendu, à l’art minimaliste. Et pourtant, il y a de quoi. Car ce tube «doré» placé de biais qui apparaît en 1963 est en quelque sorte l’eurêka de Dan Flavin. Tout ce qui va s’ensuivre est là, dans ce geste artistique fondateur, radical et pionnier. Aux Etats-Unis, il est le premier à se saisir des tubes fluorescents standard pour en faire de l’art.
Et jusqu’à sa disparition en 1996, Dan Flavin ne cessera d’utiliser ce matériel produit industriellement. Il se servira des couleurs de base que présentent ces tubes, plusieurs types de blancs, du bleu, de l’ultraviolet, du rouge, du vert, du jaune, du rose, pour réaliser ce qu’il appelle ses «images gazeuses»; des oeuvres qui grâce à des traits, ou parfois des cercles de lumière, parviennent à redimensionner, à modifier et même à transfigurer l’espace autour d’elles. Une trentaine d’entre elles, dont certaines recréées selon un strict protocole, sont présentées aujourd’hui à Bâle, accompagnées d’un ensemble de croquis et de documents.
Souvent, ces «situations» lumineuses – Dan Flavin désignait ainsi ses créations entre peintures et sculptures – sont dépourvues de titre, mais pas de dédicaces. L’exposition bâloise insiste sur cet aspect. Les dédicataires de Dan Flavin sont parfois des proches; ces quatre tubes rouges s’adressent à Sonja, la femme de l’artiste (Four red horizontals (to Sonja), 1963); cette imposante «barrière», de «grillage» dressé en 1973 à l’aide de tubes fluorescents verts, qui traverse toute une salle du Kunstmuesum, salue le marchant d’art Heiner Friedrich, soutien sans faille de Dan Flavin.
La plupart du temps, Dan Flavin dédie ses oeuvres à des artistes, comme Constanun tin Brancusi, dont la Colonne sans fin, que le sculpteur roumain a fait dresser en 1938 à Targu Jiu, lui a inspiré la «gold diagonal». Ou Henri Matisse, dont l’Américain salue, en 1964, la joyeuse palette, en disposant contre un mur, côte à côte et verticalement quatre tubes fluorescents (rose, jaune, bleu et vert). Au constructiviste russe, Vladimir Tatline, concepteur génial du célèbre Monument à la Troisième Internationale, cette tour inclinée, symbole de la révolution qui ne fut jamais construite, Dan Flavin offre sa série de Monuments, variations formelles, symétriques, composées de tubes blancs.
Magie mystique
Plus loin, c’est Barnett Newman, ami et artiste inspirant, disparu en 1970, à qui Flavin rend hommage en 1971. Il dispose dans les coins d’une pièce – comme des portiques – de grands rectangles verticaux, composés de tubes fluos jaune, rouge et bleu, en mémoire de la série Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue? que Barnett Newman peint à la fin de sa vie. Face à ces «portes» majestueuses qui font disparaître les angles de la pièce dans nuage de rose en ouvrant un espace de lumière vaporeux, un sentiment de mystère et de magie presque mystique saisit celui ou celle qui regarde. Même si, Dan Flavin luimême n’a cessé de récuser toute surinterprétation de ses «situations», on est tenté d’y voir un passage vers l’inconnu.
Les moyens, le langage qu’utilise Dan Flavin sont minimaux, parcimonieux même. Pas un tube de plus que nécessaire, juste ce qu’il faut, pour enchanter un espace donné et faire vibrer la lumière. Cet artiste autodidacte qui fut brièvement voué au séminaire, puis formé dans l’armée de l’air, comme météorologue, travaille dans le bonheur des couleurs, avec une économie et une épure saisissantes. On songe parfois à Mark Rothko.
Et pourtant, c’est ce qu’indique l’exposition bâloise en insistant sur les dédicataires des oeuvres, Dan Flavin inscrit son travail dans son temps, dans l’histoire de l’art, dans celle de son pays et du XXe siècle. To the «last war», the final one («à la dernière guerre, la toute dernière») tente de barrer le chemin aux horreurs de la guerre à l’aide d’un tube vert et d’un tube rouge. Une autre composition d’angle faite de néons rouges rend hommage à «those
who have been killed in ambush» (ceux qui ont été tués en embuscade) en pleine guerre du Vietnam. Un triangle formé de tubes blancs arrondis (to a man, George McGovern) salue l’adversaire démocrate du président Richard Nixon, en 1972.
«C’est un projet dont nous avons rêvé, cette exposition de Dan Flavin. Cela fait longtemps qu’on n’a pas vu une grande exposition de cet artiste en Europe, et le Kunstmuseum de Bâle est un des rares musées au monde à posséder une installation permanente de Dan Flavin», commente Josef Helfenstein qui, avec Olga Osadtchy, a monté cette exposition. En 1975, à l’occasion d’une double exposition à Bâle, Dan Flavin installait une série de tubes lumineux dans la cour du Kunstmuseum de Bâle, et les dédicaçait à la mémoire d’Urs Graf, mercenaire et graveur suisse de la Renaissance. Depuis, les tubes fluorescents de Dan Flavin sont là. A force on ne les voyait plus. L’exposition d’aujourd’hui en réveille les couleurs. ■