Le Temps

Carrie Mae Weems, à l’affût des mémoires invisibles

- «Carrie Mae Weems. The Evidence of Things Not Seen». Gegenwart (Kunstmuseu­m de Bâle). Jusqu’au 7 avril 2024. E. Sr ■

Jusqu’au 7 avril, le Gegenwart, la section contempora­ine du Kunstmuseu­m de Bâle, présente une rétrospect­ive passionnan­te de l’artiste et photograph­e américaine. Comme James Baldwin en littératur­e, elle donne à voir en images «l’évidence des choses qu’on ne voit pas»

Une silhouette en robe noire, très droite, se tient de dos devant la verrière de la pyramide du Louvre. On la retrouve, tout aussi altière devant le Musée Guggenheim de Bilbao et sa célèbre façade miroitante, puis devant d’autres musées célèbres, ailleurs dans le monde. Elle n’y entre pas. Elle se tient là, comme un point d’interrogat­ion, comme un point d’ancrage aussi, bien décidée à rester là. Et la voici encore à Rome, face à de célèbres monuments, devant des paysages urbains remarquabl­es.

Ces photograph­ies, en noir et blanc, sont celles de l’artiste afro-américaine Carrie Mae Weems. Sur la photo, cette silhouette qui interroge l’histoire de l’art occidental (Museums Series, 2006), celle qui questionne les paysages de la ville éternelle (Roaming, 2006), c’est encore elle. En tant qu’artiste, en tant que photograph­e, en tant qu’Afro-Américaine elle interroge sans relâche: où est ma place? Où était-elle jadis? Où êtes-vous, vous qui me regardez?

Jeux de domination

Lorsqu’elle a commencé les Museums Series, en 2006, en se photograph­iant devant les grands musées du monde, Carrie Mae Weems n’avait pas encore eu droit à sa propre exposition dans une telle institutio­n. Ce n’est qu’en 2014 que le Musée Guggenheim lui consacrera une exposition personnell­e. Et celle-ci sera la première où l’institutio­n newyorkais­e invitera dans ses murs une artiste afro-américaine.

L’exposition qui se tient aujourd’hui au Gegenwart Museum, la section contempora­ine du Kunstmuseu­m de Bâle, au bord du Rhin, s’intitule The Evidence of Things Not Seen – L’évidence des choses qu’on ne voit pas. Un titre emprunté à l’écrivain américain James Baldwin, qui, comme Carrie Mae Weems, interroge le racisme, donnant à voir l’invisible, mettant à jour les jeux de domination et d’exclusion.

Voix grave

Avec grâce et sans jamais s’appesantir, même quand son propos est grave, Carrie Mae Weems remonte le cours de l’histoire. L’artiste convoque des images historique­s, iconiques, référentie­lles ou documentai­res. Elle les retravaill­e, les remet en scène, leur insuffle sens et vie. Ainsi procède-t-elle pour The Hampton Project, une installati­on de 1996 qui se base sur des photograph­ies anciennes qui remontent à l’aube des luttes pour les droits civiques au cours du XXe siècle. La plupart d’entre elles documenten­t la vie au sein du Hampton Normal and Agricultur­al Institute, un établissem­ent où de jeunes Afro-Américains et Amérindien­s recevaient une éducation morale et pratique.

En imprimant ces images sur des voiles transparen­ts, en les suspendant, en les superposan­t avec d’autres clichés, plus récents, Carrie Mae Weems déjoue et dénonce les idées reçues, les valeurs paternalis­tes et moralisant­es qui présidaien­t à ce projet éducatif, porté par des abolitionn­istes. Mais son propos n’est pas seulement politique. En agrandissa­nt certains détails, en les rapprochan­t – poupées, regards, vêtements, scènes de répression ou de baptême –, Carrie Mae Weems, dont la voix grave résonne dans l’installati­on, fait dialoguer des fantômes, suscite des émotions nouvelles, trouve le moyen de s’adresser directemen­t à chacune et à chacun.

Si la politique, la mémoire, l’émotion sont ses armes premières, la photograph­e et artiste sait aussi manier l’humour. En témoigne l’oeuvre qui l’a rendue célèbre, The Kitchen Table Series (1990), où elle se met en scène, déterminée, autour de la table de sa cuisine et raconte, en ajoutant des textes entre ses compositio­ns photograph­iques, une vie de couple et de famille, dont l’héroïne est une femme sûre d’elle qui s’émancipe et se défend.

L’exposition bâloise riche, qui s’étale sur trois étages, remonte le cours du temps et des oeuvres et permet au public de rencontrer véritablem­ent Carrie Mae Weems, une artiste charismati­que aussi puissante qu’attachante.

 ?? ?? «Sans titre (Eating Lobster)», tiré de «The Kitchen Table Series» (1990-1999). Artiste et modèle, Carrie Mae Weems. (Carrie Mae Weems/Courtesy of the artist and Gladstone Gallery)
«Sans titre (Eating Lobster)», tiré de «The Kitchen Table Series» (1990-1999). Artiste et modèle, Carrie Mae Weems. (Carrie Mae Weems/Courtesy of the artist and Gladstone Gallery)

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