Carrie Mae Weems, à l’affût des mémoires invisibles
Jusqu’au 7 avril, le Gegenwart, la section contemporaine du Kunstmuseum de Bâle, présente une rétrospective passionnante de l’artiste et photographe américaine. Comme James Baldwin en littérature, elle donne à voir en images «l’évidence des choses qu’on ne voit pas»
Une silhouette en robe noire, très droite, se tient de dos devant la verrière de la pyramide du Louvre. On la retrouve, tout aussi altière devant le Musée Guggenheim de Bilbao et sa célèbre façade miroitante, puis devant d’autres musées célèbres, ailleurs dans le monde. Elle n’y entre pas. Elle se tient là, comme un point d’interrogation, comme un point d’ancrage aussi, bien décidée à rester là. Et la voici encore à Rome, face à de célèbres monuments, devant des paysages urbains remarquables.
Ces photographies, en noir et blanc, sont celles de l’artiste afro-américaine Carrie Mae Weems. Sur la photo, cette silhouette qui interroge l’histoire de l’art occidental (Museums Series, 2006), celle qui questionne les paysages de la ville éternelle (Roaming, 2006), c’est encore elle. En tant qu’artiste, en tant que photographe, en tant qu’Afro-Américaine elle interroge sans relâche: où est ma place? Où était-elle jadis? Où êtes-vous, vous qui me regardez?
Jeux de domination
Lorsqu’elle a commencé les Museums Series, en 2006, en se photographiant devant les grands musées du monde, Carrie Mae Weems n’avait pas encore eu droit à sa propre exposition dans une telle institution. Ce n’est qu’en 2014 que le Musée Guggenheim lui consacrera une exposition personnelle. Et celle-ci sera la première où l’institution newyorkaise invitera dans ses murs une artiste afro-américaine.
L’exposition qui se tient aujourd’hui au Gegenwart Museum, la section contemporaine du Kunstmuseum de Bâle, au bord du Rhin, s’intitule The Evidence of Things Not Seen – L’évidence des choses qu’on ne voit pas. Un titre emprunté à l’écrivain américain James Baldwin, qui, comme Carrie Mae Weems, interroge le racisme, donnant à voir l’invisible, mettant à jour les jeux de domination et d’exclusion.
Voix grave
Avec grâce et sans jamais s’appesantir, même quand son propos est grave, Carrie Mae Weems remonte le cours de l’histoire. L’artiste convoque des images historiques, iconiques, référentielles ou documentaires. Elle les retravaille, les remet en scène, leur insuffle sens et vie. Ainsi procède-t-elle pour The Hampton Project, une installation de 1996 qui se base sur des photographies anciennes qui remontent à l’aube des luttes pour les droits civiques au cours du XXe siècle. La plupart d’entre elles documentent la vie au sein du Hampton Normal and Agricultural Institute, un établissement où de jeunes Afro-Américains et Amérindiens recevaient une éducation morale et pratique.
En imprimant ces images sur des voiles transparents, en les suspendant, en les superposant avec d’autres clichés, plus récents, Carrie Mae Weems déjoue et dénonce les idées reçues, les valeurs paternalistes et moralisantes qui présidaient à ce projet éducatif, porté par des abolitionnistes. Mais son propos n’est pas seulement politique. En agrandissant certains détails, en les rapprochant – poupées, regards, vêtements, scènes de répression ou de baptême –, Carrie Mae Weems, dont la voix grave résonne dans l’installation, fait dialoguer des fantômes, suscite des émotions nouvelles, trouve le moyen de s’adresser directement à chacune et à chacun.
Si la politique, la mémoire, l’émotion sont ses armes premières, la photographe et artiste sait aussi manier l’humour. En témoigne l’oeuvre qui l’a rendue célèbre, The Kitchen Table Series (1990), où elle se met en scène, déterminée, autour de la table de sa cuisine et raconte, en ajoutant des textes entre ses compositions photographiques, une vie de couple et de famille, dont l’héroïne est une femme sûre d’elle qui s’émancipe et se défend.
L’exposition bâloise riche, qui s’étale sur trois étages, remonte le cours du temps et des oeuvres et permet au public de rencontrer véritablement Carrie Mae Weems, une artiste charismatique aussi puissante qu’attachante.