«Le Maître et Marguerite», ode russe à la liberté
Enorme camouflet pour le Kremlin, l’adaptation du fameux roman de Mikhaïl Boulgakov fait un carton en Russie. Le film est aussi projeté à Genève, mais dans une copie sans sous-titres réservée aux russophones
Complet, complet et recomplet… Voilà ce qu’affiche ces jours-ci le cinéma Cinélux, à Genève, pour les projections du film russe Le Maître et Marguerite, de Michael Lockshin. Cette adaptation du roman le plus populaire de la littérature russe du XXe siècle, signé Mikhaïl Boulgakov, avait déjà fait grand bruit au pays de Dostoïevski, où le long métrage est sorti à la mi-janvier. En l’espace d’un mois, il est devenu l’un des plus gros succès au box-office local de ces dernières années, attirant près de 4 millions de spectateurs.
Il faut dire qu’en dehors du fait d’avoir mis les moyens pour cette adaptation (17 millions de francs, soit l’un des budgets les plus importants du cinéma russe moderne) le film a un autre atout dans sa manche. Celui d’avoir réussi à être distribué sous la dictature de Vladimir Poutine alors qu’il dénonce justement la censure et le totalitarisme. Ajoutez encore à cela l’insolence d’avoir été réalisé par un Américano-Russe ouvertement anti-guerre, avec un budget – comble de l’ironie – financé par les deniers de l’Etat. Soit un sacré camouflet pour la Russie de Poutine.
Dimension prophétique
Né aux Etats-Unis mais ayant grandi à Moscou, Michael Lockshin n’est pas un inconnu. Son premier long métrage, Silver Skates, fut le premier film russe distribué sur Netflix sous le label Originals. Et le réalisateur a aussi signé une excellente pub – devenue virale – pour une bière locale avec David Duchovny. Aujourd’hui, c’est donc en Suisse que le succès du Maître et Marguerite se poursuit à travers une série de projections événementielles. Partout où il a été présenté (Zurich, Montreux, Berne ou encore Lugano), le film fait salle comble, ou presque.
Et pourtant, les droits n’ayant pas été acquis pour la Suisse, le film n’est pas sous-titré. Y compris à Genève, où il est encore programmé jusqu’au 18 mars. «Je crois que c’est avant tout le roman qui attire les gens, nous explique Giuditta Ricci, directrice du cinéma. Et pas besoin d’être Russe pour apprécier cette littérature. Mon père était Italien et c’était son livre préféré.»
Ecrit en secret à la fin des années 1930, dans une Union soviétique terrifiée par les grandes purges staliniennes où plus de 800 000 Soviétiques furent condamnés à mort ou envoyés au goulag, le roman avait finalement été publié en 1967, plus d’un quart de siècle après la mort de son auteur. Sorte de réécriture contemporaine du mythe de Faust, on y voit le diable débarquer dans le Moscou des années 1930 pour gripper l’appareil d’Etat.
Une satire saluée pour son audace et son côté burlesque, à la fois hymne à la liberté individuelle et ode à la résistance… «A cela, le film ajoute une dimension méta qui entremêle la vie d’un écrivain et ce qui se déroule dans son roman, explique la cinéaste genevoise d’origine russe Elena Hazanov. Mais il dresse aussi des parallèles étonnants avec ce qui se passe à Moscou aujourd’hui et le régime en place. On a parfois vraiment l’impression d’assister à une espèce de prophétie.»
Le tournage a en effet lieu en 2021, dans un pays encore en paix: ce n’est que lorsque Michael Lockshin repart aux Etats-Unis pour assurer la postproduction que Poutine lance son invasion de l’Ukraine. Il reste alors à réaliser de coûteux effets spéciaux numériques (notamment un chat qui parle) mais pas question, pour le réalisateur, de masquer ses penchants politiques, même pour sauver le film – sachant surtout que celui-ci aborde justement la thématique de la censure.
Criminels de guerre
«Ceux qui ont déclenché cette invasion sont des criminels de guerre et devraient être jugés ainsi», lâchait-il à l’époque sur les réseaux sociaux. Issu de Fond Kino, l’organisme public de soutien au cinéma, le financement avait aussitôt été gelé et le visa d’exploitation menacé. Mais au prix d’un combat acharné de plus de deux ans, le réalisateur était finalement parvenu à assurer la sortie de son film. Craignant qu’il ne soit banni par le gouvernement, le public s’était alors rué dans les salles. Et ce, malgré les attaques virulentes des propagandistes ou des censeurs pro-Kremlin. Mais interdire la sortie du plus célèbre hymne littéraire russe à la liberté artistique était peut-être trop ironique, même pour Poutine…
En Suisse aussi, sa programmation n’a pas été une partie de plaisir vu que tout film russe en lien avec le gouvernement est en général boycotté. «Ça a été une galère pour trouver des salles qui acceptent de le diffuser, nous explique Alexey Pervushin, patron de la maison de distribution Swiss Partnership. Le groupe Pathé, avec qui nous organisions pourtant auparavant la projection de films russes, nous a fermé ses portes depuis le début de la guerre, y compris à travers le service de location de salle qu’il propose à titre privé.» Le distributeur a en fin de compte trouvé une terre d’accueil dans une poignée de salles à travers la Suisse, et notamment au Cinélux, à Genève.
Lutter contre le boycott
«Le cinéma, c’est un lieu de culture. Chez moi, on ne fait pas de politique, affirme sa directrice. Je conçois qu’on boycotte une oeuvre de propagande, mais rejeter d’office tous les films russes, ça n’a pas de sens. Surtout avec une production comme celle-ci, qui critique le pouvoir en place de l’intérieur. Savoir qu’en plus elle est financée par des fonds publics, ça donne de l’espoir. Et puis ce film est aussi une bouffée d’air frais pour toute la communauté russe qui n’est pas forcément pro-Poutine.»
Elena Hazanov reste, elle, étonnée de voir autant de russophones se déplacer en salles. «En Suisse, ils ont l’habitude de regarder leurs films les plus populaires en version pirate, dénichée sur internet. Ils auraient également pu le faire avec celui-ci mais j’ai l’impression que les gens ont compris que c’était important de le voir sur grand écran. Je l’ai vu à Montreux, dans une grande salle pleine et on sentait une certaine forme de respect de la part du public pour le travail de toute l’équipe. C’était très touchant.»
Reste maintenant à voir si un distributeur français ou suisse se risquera à organiser une sortie officielle. Avec le succès du film, ce n’est pas impossible. Mais il faudrait pour cela que les salles soient prêtes à faire preuve d’un peu de souplesse vis-à-vis du boycott. ■