La roue de la fortune
Dans «Tombola», le Genevois Jérémie Gindre affûte son art de la nouvelle
Sept nouvelles, sept femmes. Zita se perd dans le brouillard des Hautes-Alpes; Cherline se souvient de sa visite aux chutes du Niagara; Joanne fait du vélo au Québec; Anna travaille dans un parc animalier du Jura… Jérémie Gindre les saisit chacune dans un moment de solitude, un léger écart, où elles se retournent sur leur vie.
L’auteur, également artiste, a le sens du détail qui tue; de la douceur et de l’empathie aussi. Il fait son miel des laideurs du monde moderne, du kitsch, du ridicule, du dérisoire, des fiascos, des petits (ou grands) accidents qui font dérailler le quotidien. Il n’en rit pas aux dépens de ses personnages, il a le don de rendre ces détails parfois scabreux beaux et intéressants. Deux bolets gluants oubliés dans un sac à main; une chemise de nuit; une fratrie dans laquelle chaque enfant porte le nom d’une ville italienne… En quelques mots, Jérémie Gindre parvient à croquer des caractères d’une ligne claire, comme dans une BD de Tintin. Son art de la nouvelle n’est pas sans rappeler non plus Raymond Carver.
Un pouce tranché
L’auteur a le sens de l’entame. Prenez la première phrase du Cercle du passé & des gens présents: «Bonne ou mauvaise idée, Willa a décidé de rouler jusqu’à Keswick à cause de photos nudistes trouvées dans l’ordinateur de sa mère.» Ou le début de Plus d’espace pour les dindes: «Le soir où Anna remporta un jambon à la place d’un téléviseur 40 pouces dans une tombola, un homme qu’elle connaissait à peine lui cassa une dent sans faire exprès.» Le lecteur est emporté dans des textes qui déjoueront ses attentes et pronostics. Les chutes aussi sont «à côté» de ce que l’on attendait: l’auteur se garde de conclure, de résoudre, il ouvre sur un horizon plus vaste, laisse résonner ce qui vient d’être vécu.
Les grandes déclarations, les confessions familiales ne seront pas prononcées. En apparence, tout rentrera dans l’ordre. Mais à chaque fois, un vertige se creuse, un manque, un vide, qu’il faut apprivoiser. A chaque fois quelque chose heurte et blesse, fait grandir, que ce soit un sapin tombé sur un chalet, un pouce tranché, ou une piqûre d’insecte.
Météo capricieuse
Les héroïnes sortent du rang, se mettent à l’écart et sont confrontées à ce qui les dépasse: le temps, le paysage, la beauté de la nature ou les caprices du climat. Elles sont comme le moine contemplant la mer dans le tableau de Caspar David Friedrich. Comme le jeune béluga fugueur évoqué dans Parlez-vous baleine (la cinquième nouvelle), qui a quitté les siens, change de trajectoire pour aller à la rencontre du monde.
Pour ce quatrième livre, après notamment On a eu du mal (L’Olivier, 2013) ou Trois Réputations (Zoé, 2020), l’auteur vient de recevoir le Prix suisse de littérature.
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Jérémie Gindre sera présent au Salon du livre de Genève pour la rencontre «Ondes. Comme une avalanche», le 8 mars à 14h, sur la scène suisse.