Au Mali, la littérature est un art de combat
Organiser la Rentrée littéraire à Bamako en 2024 relève de l’exploit. Tour d’horizon des enjeux de cette 16e édition, qui prouve encore que la culture sur le continent africain est un facteur de développement et de réflexion incontournable
En ce vendredi après-midi de fin février, on accède au quartier de Lafiabougou de Bamako par un rond-point dominé par la statue du grand artiste Ali Farka Touré. A quelques mètres de là, à l’ombre d’un arbre, une dizaine de jeunes gens conversent en buvant du thé. Certains sont assis sur des chaises en plastique, d’autres à califourchon sur leur moto. Ils sont en train de démarrer leur grin, terme utilisé pour définir un lieu de rencontres, d’échanges, souvent entre jeunes du même âge ou du même quartier. On s’y retrouve un jour particulier de la semaine, à heure fixe. Vient qui veut, reste le temps qu’il veut. Les verres de thé et les cacahuètes sont toujours à portée de main.
Au milieu de ces jeunes se détache la figure d’un homme plus âgé. Il s’appelle Minga S. Siddick. Auteur du livre Le père du lion était un chien, il a été invité dans ce grin par la 16e Rentrée littéraire du Mali, qui multiplie les activités de lecture pour les jeunes, a priori peu enclins à lire.
Ne pas rompre les liens
Minga S. Siddick raconte son parcours, explique les mécanismes du pouvoir qui soustendent son roman. Les questions des jeunes fusent: Est-ce que la religion a toujours eu un rôle sur la politique? Comment devient-on écrivain? Pourquoi écrire? Existe-t-il différents types de coups d’Etat? Des interrogations qui font écho à la situation politique du Mali, actuellement gouvernée par une coalition militaire, à la suite de deux coups d’Etat consécutifs dans une phase dite de «transition» qui dure depuis plus de deux ans et qui cherche à reconquérir la sécurité d’un territoire infesté de djihadistes de diverses factions. Près d’une heure et demie plus tard, les participants du grin sont conquis: les trois exemplaires qui leur ont été offerts et dédicacés passent de main en main, remplis de promesses de lecture.
Quelques jours plus tôt, lors de la conférence de presse de la Rentrée littéraire, son codirecteur, Ibrahima Aya, expliquait: «Le thème de cette édition, le vivre-ensemble, fait écho à la situation dans le monde, mais aussi à ce qui se passe dans notre pays. Dans certaines zones, les liens sont très tendus, il faut veiller à ce qu’ils ne se rompent pas, à ce que le débat, les dialogues, les échanges se poursuivent. Nous voulons amener les auteurs et les acteurs culturels à débattre avec le public et à «activer» cette notion de vivre-ensemble, une expression aujourd’hui trop souvent vidée de son sens.»
Pendant une semaine, débats, ateliers, séances de dédicaces se sont multipliés dans les écoles et universités ainsi que dans les lieux partenaires, dont, pour la première fois, le musée Muso Kunda (Musée de la femme). Pour la première fois également, parmi les quelque 35 auteurs étrangers et organisateurs de manifestations littéraires africaines invités, figure une délégation suisse composée notamment des écrivains Antoine Jaccoud, Narcisse et Blaise Hofmann. Humains, poème de Narcisse, est d’ailleurs le texte retenu pour être récité lors de la cérémonie d’ouverture.
Se réapproprier des histoires du cru
«J’ai le sentiment qu’on a passé une semaine à se raconter que le livre est partout, alors qu’au fond il n’est nulle part. Mais de la paix et de l’amour, on pourrait dire la même chose, cela n’empêche pas d’y croire.» Antoine Jaccoud met le doigt là où ça fait mal. A Bamako, une ville de 3 millions d’habitants, les libraires professionnels se comptent à peine sur les doigts des deux mains et certains éditeurs ont suspendu leurs parutions en raison des méventes.
Les différents invités de la manifestation – auteurs, éditeurs, organisateurs de salons du livre – y vont tous de leurs explications. Certains évoquent la tradition d’oralité si répandue sur le continent, d’autres la cherté du livre, qui est vendu entre 8 et 15 euros (souvent sans même dégager de marge), un prix exorbitant au regard des revenus moyens de la population. Comme ailleurs dans notre monde toujours plus rapide, toujours plus connecté, la lecture peut aussi sembler anachronique. D’autant que, comme le relève Blaise Hoffmann: «Comment lire le soir quand on est dix dans une pièce, sans électricité? J’ai été frappé par le contraste entre l’enthousiasme de nos débats enflammés et la situation dramatique d’un pays qui est malgré tout en guerre depuis 2012.»
Nouveaux lecteurs
«Enthousiasme», le mot est lâché. Là où beaucoup d’entre nous baisseraient les bras, les auteurs et professionnels du livre africain ne lâchent rien. Ils savent que si le combat est gigantesque, les enjeux le sont encore plus. Il y a par exemple la question de la réappropriation d’un patrimoine d’histoires – les petites comme la grande – jusqu’ici véhiculées par les conteurs traditionnels, en voie de disparition.
Au dernier étage du musée Muso Kunda, on croise Fatoumata Keïta, en pleine séance d’animation avec des enfants. Depuis quelque temps, l’écrivaine dirige une collection de livres de jeunesse abritée par les Editions Figuira qui rassemble des contes, des ouvrages sur les héros de la résistance africaine, ainsi que quelques titres de fiction. Ses objectifs? «Amener le livre de jeunesse conçu de façon endogène dans les rayons des librairies et participer à un processus de formation d’un nouveau lectorat au Mali.»
Les stands de la librairie éphémère, au rez-de-chaussée de ce même musée, regorgent eux aussi de littérature jeunesse. Désormais, les enfants maliens peuvent se régaler d’histoires qui correspondent à leurs centres d’intérêt et délaisser Le Petit Chaperon rouge…
Beaucoup d’auteurs invités de la Rentrée littéraire multiplient les formes de récit – poésie, littérature jeunesse, littérature adulte – et officient aussi en tant qu’éditeurs ou libraires. Tous ont en commun leur engagement dans la construction d’une narration qui ne soit plus eurocentrée. Ainsi, l’auteur lusophone Ondjaki, venu présenter son livre Les Transparents dans une classe de lycéennes, affirme: «Mes parents se sont battus pour l’indépendance de l’Angola. Même si je suis souvent assailli par le doute, je me dois de continuer à construire une nouvelle identité angolaise.»
Après avoir expliqué comment son regard s’est transformé à 17 ans lorsqu’il a assisté au premier Festival culturel panafricain d’Alger en 1969, l’écrivain algéro-marocain Kebir M. Ammi martèle: «Ecrire est un désir d’avenir.» «L’Afrique se raconte à elle-même et au monde», le slogan de la Rentrée littéraire du Mali est là pour rester, quel que soit le contexte économique et social.
Pour poursuivre le combat de la littérature, la Rentrée littéraire est aussi l’instigatrice du 2e Forum du Réseau africain des manifestations littéraires (Ramali). Le continent compte de nombreuses foires et salons – plus d’une trentaine ont été recensés à ce jour. Dans certains pays, comme en Tunisie ou en Algérie, ce sont lors de ces rendez-vous que les éditeurs réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaires.
Selon la situation politique et économique des pays, selon les langues officielles reconnues, le marché du livre est radicalement différent. En s’unissant, ces manifestations visent à profiter des expériences des unes et des autres. A terme, le réseau aimerait faire entendre sa voix auprès des politiques. Dans l’immédiat, il vise à améliorer la circulation du livre tout comme celle de ses auteurs sur le continent.
Revenir à la parole
Avec sa structure AkooBooks Audio, l’entrepreneuse ghanéenne Ama Dadson pense avoir trouvé la solution pour contrer les prix prohibitifs et aller chercher les jeunes là où ils se trouvent: sur internet et les réseaux sociaux. Elle travaille actuellement à l’élaboration d’une plateforme qui s’inspire largement de celles existant déjà dans le domaine musical. Parallèlement, elle développe son catalogue, négociant à tour de bras auprès de différents éditeurs, qui des collections de classiques de la littérature africaine, qui des licences de livres audio existant déjà sur les plateformes européennes.
Pour Ama Dadson, la version audio d’un livre, lu par des comédiens, permet de «donner vie à un ouvrage». Ismaïla Samba Traoré, président de la maison d’édition La Sahélienne, renchérit: «Le livre audio peut nous aider à renouer avec une oralité, avec la tradition des grands conteurs.» Quant au mot de la fin, il revient à Narcisse. «Au-delà de nos différences de culture, de religion, de niveau de vie, de situation politique, nous tendons tous vers une même humanité.» Nul doute que la 16e édition de la Rentrée littéraire s’en est fait l’écho.
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