Le Temps

Au Mali, la littératur­e est un art de combat

Organiser la Rentrée littéraire à Bamako en 2024 relève de l’exploit. Tour d’horizon des enjeux de cette 16e édition, qui prouve encore que la culture sur le continent africain est un facteur de développem­ent et de réflexion incontourn­able

- Texte: Elisabeth Stoudmann Photos: Harandane Dicko pour Le Temps @estoudmann

En ce vendredi après-midi de fin février, on accède au quartier de Lafiabougo­u de Bamako par un rond-point dominé par la statue du grand artiste Ali Farka Touré. A quelques mètres de là, à l’ombre d’un arbre, une dizaine de jeunes gens conversent en buvant du thé. Certains sont assis sur des chaises en plastique, d’autres à califourch­on sur leur moto. Ils sont en train de démarrer leur grin, terme utilisé pour définir un lieu de rencontres, d’échanges, souvent entre jeunes du même âge ou du même quartier. On s’y retrouve un jour particulie­r de la semaine, à heure fixe. Vient qui veut, reste le temps qu’il veut. Les verres de thé et les cacahuètes sont toujours à portée de main.

Au milieu de ces jeunes se détache la figure d’un homme plus âgé. Il s’appelle Minga S. Siddick. Auteur du livre Le père du lion était un chien, il a été invité dans ce grin par la 16e Rentrée littéraire du Mali, qui multiplie les activités de lecture pour les jeunes, a priori peu enclins à lire.

Ne pas rompre les liens

Minga S. Siddick raconte son parcours, explique les mécanismes du pouvoir qui soustenden­t son roman. Les questions des jeunes fusent: Est-ce que la religion a toujours eu un rôle sur la politique? Comment devient-on écrivain? Pourquoi écrire? Existe-t-il différents types de coups d’Etat? Des interrogat­ions qui font écho à la situation politique du Mali, actuelleme­nt gouvernée par une coalition militaire, à la suite de deux coups d’Etat consécutif­s dans une phase dite de «transition» qui dure depuis plus de deux ans et qui cherche à reconquéri­r la sécurité d’un territoire infesté de djihadiste­s de diverses factions. Près d’une heure et demie plus tard, les participan­ts du grin sont conquis: les trois exemplaire­s qui leur ont été offerts et dédicacés passent de main en main, remplis de promesses de lecture.

Quelques jours plus tôt, lors de la conférence de presse de la Rentrée littéraire, son codirecteu­r, Ibrahima Aya, expliquait: «Le thème de cette édition, le vivre-ensemble, fait écho à la situation dans le monde, mais aussi à ce qui se passe dans notre pays. Dans certaines zones, les liens sont très tendus, il faut veiller à ce qu’ils ne se rompent pas, à ce que le débat, les dialogues, les échanges se poursuiven­t. Nous voulons amener les auteurs et les acteurs culturels à débattre avec le public et à «activer» cette notion de vivre-ensemble, une expression aujourd’hui trop souvent vidée de son sens.»

Pendant une semaine, débats, ateliers, séances de dédicaces se sont multipliés dans les écoles et université­s ainsi que dans les lieux partenaire­s, dont, pour la première fois, le musée Muso Kunda (Musée de la femme). Pour la première fois également, parmi les quelque 35 auteurs étrangers et organisate­urs de manifestat­ions littéraire­s africaines invités, figure une délégation suisse composée notamment des écrivains Antoine Jaccoud, Narcisse et Blaise Hofmann. Humains, poème de Narcisse, est d’ailleurs le texte retenu pour être récité lors de la cérémonie d’ouverture.

Se réappropri­er des histoires du cru

«J’ai le sentiment qu’on a passé une semaine à se raconter que le livre est partout, alors qu’au fond il n’est nulle part. Mais de la paix et de l’amour, on pourrait dire la même chose, cela n’empêche pas d’y croire.» Antoine Jaccoud met le doigt là où ça fait mal. A Bamako, une ville de 3 millions d’habitants, les libraires profession­nels se comptent à peine sur les doigts des deux mains et certains éditeurs ont suspendu leurs parutions en raison des méventes.

Les différents invités de la manifestat­ion – auteurs, éditeurs, organisate­urs de salons du livre – y vont tous de leurs explicatio­ns. Certains évoquent la tradition d’oralité si répandue sur le continent, d’autres la cherté du livre, qui est vendu entre 8 et 15 euros (souvent sans même dégager de marge), un prix exorbitant au regard des revenus moyens de la population. Comme ailleurs dans notre monde toujours plus rapide, toujours plus connecté, la lecture peut aussi sembler anachroniq­ue. D’autant que, comme le relève Blaise Hoffmann: «Comment lire le soir quand on est dix dans une pièce, sans électricit­é? J’ai été frappé par le contraste entre l’enthousias­me de nos débats enflammés et la situation dramatique d’un pays qui est malgré tout en guerre depuis 2012.»

Nouveaux lecteurs

«Enthousias­me», le mot est lâché. Là où beaucoup d’entre nous baisseraie­nt les bras, les auteurs et profession­nels du livre africain ne lâchent rien. Ils savent que si le combat est gigantesqu­e, les enjeux le sont encore plus. Il y a par exemple la question de la réappropri­ation d’un patrimoine d’histoires – les petites comme la grande – jusqu’ici véhiculées par les conteurs traditionn­els, en voie de disparitio­n.

Au dernier étage du musée Muso Kunda, on croise Fatoumata Keïta, en pleine séance d’animation avec des enfants. Depuis quelque temps, l’écrivaine dirige une collection de livres de jeunesse abritée par les Editions Figuira qui rassemble des contes, des ouvrages sur les héros de la résistance africaine, ainsi que quelques titres de fiction. Ses objectifs? «Amener le livre de jeunesse conçu de façon endogène dans les rayons des librairies et participer à un processus de formation d’un nouveau lectorat au Mali.»

Les stands de la librairie éphémère, au rez-de-chaussée de ce même musée, regorgent eux aussi de littératur­e jeunesse. Désormais, les enfants maliens peuvent se régaler d’histoires qui correspond­ent à leurs centres d’intérêt et délaisser Le Petit Chaperon rouge…

Beaucoup d’auteurs invités de la Rentrée littéraire multiplien­t les formes de récit – poésie, littératur­e jeunesse, littératur­e adulte – et officient aussi en tant qu’éditeurs ou libraires. Tous ont en commun leur engagement dans la constructi­on d’une narration qui ne soit plus eurocentré­e. Ainsi, l’auteur lusophone Ondjaki, venu présenter son livre Les Transparen­ts dans une classe de lycéennes, affirme: «Mes parents se sont battus pour l’indépendan­ce de l’Angola. Même si je suis souvent assailli par le doute, je me dois de continuer à construire une nouvelle identité angolaise.»

Après avoir expliqué comment son regard s’est transformé à 17 ans lorsqu’il a assisté au premier Festival culturel panafricai­n d’Alger en 1969, l’écrivain algéro-marocain Kebir M. Ammi martèle: «Ecrire est un désir d’avenir.» «L’Afrique se raconte à elle-même et au monde», le slogan de la Rentrée littéraire du Mali est là pour rester, quel que soit le contexte économique et social.

Pour poursuivre le combat de la littératur­e, la Rentrée littéraire est aussi l’instigatri­ce du 2e Forum du Réseau africain des manifestat­ions littéraire­s (Ramali). Le continent compte de nombreuses foires et salons – plus d’une trentaine ont été recensés à ce jour. Dans certains pays, comme en Tunisie ou en Algérie, ce sont lors de ces rendez-vous que les éditeurs réalisent une grande partie de leur chiffre d’affaires.

Selon la situation politique et économique des pays, selon les langues officielle­s reconnues, le marché du livre est radicaleme­nt différent. En s’unissant, ces manifestat­ions visent à profiter des expérience­s des unes et des autres. A terme, le réseau aimerait faire entendre sa voix auprès des politiques. Dans l’immédiat, il vise à améliorer la circulatio­n du livre tout comme celle de ses auteurs sur le continent.

Revenir à la parole

Avec sa structure AkooBooks Audio, l’entreprene­use ghanéenne Ama Dadson pense avoir trouvé la solution pour contrer les prix prohibitif­s et aller chercher les jeunes là où ils se trouvent: sur internet et les réseaux sociaux. Elle travaille actuelleme­nt à l’élaboratio­n d’une plateforme qui s’inspire largement de celles existant déjà dans le domaine musical. Parallèlem­ent, elle développe son catalogue, négociant à tour de bras auprès de différents éditeurs, qui des collection­s de classiques de la littératur­e africaine, qui des licences de livres audio existant déjà sur les plateforme­s européenne­s.

Pour Ama Dadson, la version audio d’un livre, lu par des comédiens, permet de «donner vie à un ouvrage». Ismaïla Samba Traoré, président de la maison d’édition La Sahélienne, renchérit: «Le livre audio peut nous aider à renouer avec une oralité, avec la tradition des grands conteurs.» Quant au mot de la fin, il revient à Narcisse. «Au-delà de nos différence­s de culture, de religion, de niveau de vie, de situation politique, nous tendons tous vers une même humanité.» Nul doute que la 16e édition de la Rentrée littéraire s’en est fait l’écho.

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Dans la cadre de la 16e Rentrée littéraire du Mali, l’écrivain ivoiro-malien Minga S. Siddick (au centre, en chemise bleue) a échangé dans la rue avec des jeunes autour de son livre «Le père du lion était un chien».
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Quelque 35 auteurs étrangers et organisate­urs de manifestat­ions littéraire­s africaines ont été conviés à la 16e Rentrée littéraire du Mali. (Harandane Dicko pour Le Temps)

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