Roman Les errances des autres, encombrant héritage
Dans «Le Rêve du pêcheur», la romancière camerounaise Hemley Boum délie les secrets qui pèsent sur quatre générations
Pour le pêcheur, nul besoin de rêver, se dit-on aux premières pages. Sa vie lui offre tout ce qu’il lui faut: chaque nuit, le «corps adoré» de la sage Yalana, la grâce de ses deux petites filles, la mer qu’il sait dompter et qui lui permet de subvenir aux besoins de ses femmes. Pourtant, une inquiétude le trouble: et si cette idylle archaïque ne suffisait plus? Si elles se mettaient à désirer des choses qu’il ne peut leur offrir? Zacharias lui-même se surprend à penser emploi salarié, moto, radio. Hemley Boum a choisi d’ouvrir son cinquième roman sur un paysage intact, dans la seconde moitié du siècle dernier, un village de pêcheurs et de paysans à l’embouchure du fleuve Ntem, au sud du Cameroun.
Mais au chapitre suivant déjà, on est à Paris, près des Champs-Elysées, en l’an 2005. Un homme est assis dans le noir, sous la pluie. C’est Zachary, dit Zack, «en proie à une crise d’angoisse». Il est le petit-fils de Zacharias, un homme qu’il n’a pas connu. Etabli en France, il exerce le métier de psychologue et ne veut rien savoir de ce passé. Sa formation lui a pourtant appris quel poids les secrets de famille exercent sur les héritiers. Le Rêve du pêcheur avance ainsi en alternance de Zacharias à Zachary, de Campo à Paris, passant aussi par New Bell, un quartier populaire de Douala où Zack a grandi et qu’il a fui en catastrophe pour ne jamais revenir.
Une grosse bêtise
Les romans précédents de Hemley Boum, dont Les jours viennent et passent (Gallimard, Prix Kourouma 2020) se jouaient dans un contexte historique et politique. Plus psychologique, Le Rêve du pêcheur se concentre sur les souffrances intimes. A Campo, dans les années 1980, l’industrialisation de la pêche et de l’agriculture détruit le monde de Zacharias et de Yalana. La vie du pêcheur dérape – crime, prison, alcool. Yalana se durcit pour tenter de sauver sa famille de la débâcle. La petite Myriam en meurt. L’aînée, Dorothée, s’enfuit.
On la retrouve à New Bell – prostituée, perdue d’alcool. Son garçon, Zack, elle l’appelle Petit Pa’, comme le veut la coutume, puisqu’il porte le nom de son grand-père. La confusion des rôles est totale et l’amour réciproque absolu. «Petit papa» d’une mère égarée, Zack tente de la protéger, survivant lui-même grâce à la solidarité des voisins et à l’amitié des copains. A l’adolescence, il finit par faire une grosse bêtise qui pourrait le condamner à la délinquance et à la mort rapide.
Générosité rugueuse
Surgit alors en deus ex machina un militaire aux ukases arbitraires et à la générosité rugueuse. Envoyé en France muni d’une bourse, l’adolescent quitte morts et vivants avec un infini soulagement. En quelques années, il se transforme en un clinicien doué auquel on confie volontiers les cas difficiles, les familles déchirées, les métissages problématiques. Le suicide d’un petit patient fait vaciller les protections qu’il a érigées autour de lui. Au plus profond de son désarroi, un malentendu burlesque lui offre «la femme de sa vie», comme on dit, une psychiatre patiente et généreuse. La naissance de jumelles devrait couronner cette rédemption, elle ne fait que précipiter la crise.
Il faudra que Zack revienne à Campo pour que se desserre le noeud de relations familiales niées et omniprésentes, jusque dans les noms qui se reflètent à chaque génération. A ce récit vibrant d’empathie, Hemley Boum donne un finale d’opéra où toutes les contradictions semblent se résoudre. Elle laisse pourtant une fin ouverte: Zachary saura-t-il renouer les fils de ses différentes vies? On parie que oui.
Hemley Boum sera présente au
Salon du livre de Genève du 6 au 10 mars,notamment pour la rencontre «France-Cameroun: le jeu des hirondelles», avec l’autrice Kiyémis, le 10 mars à 12h30 sur la scène du Salon africain.
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