Le Temps

Le rire en politique, une arme à double tranchant

Le duel Trump-Biden illustre la place que le comique a prise dans un pays où la compétitio­n électorale fait feu de tout bois. En 1900, le philosophe Bergson relevait que son usage n’avait rien d’innocent. Rira bien celui qui rira le dernier?

- Gauthier Ambrus

Pire président des Etats-Unis, sur une liste de 45 noms plus ou moins prestigieu­x. Le titre est lourd à porter. Sans surprise, c’est à Donald Trump qu’il vient d’être publiqueme­nt décerné par un panel d’experts de l’Associatio­n américaine de science politique. Joe Biden pour sa part se hisse à la 14e place, derrière les deux présidents démocrates qui l’ont précédé. Ce double verdict est-il mérité? C’est aux Américains de le dire, et on peut s’attendre à des avis tranchés. Pas simple de mettre d’accord démocratie et populisme. Et pourtant, le combat fondamenta­l des deux challenger­s de la Maison-Blanche se joue au fond sur un tout autre plan.

On saisit mal de ce côté-ci de l’Atlantique à quel point Trump et Biden forment un extraordin­aire duo de comiques. Mais qui ne partagent pas le même genre d’humour. Aucun doute là-dessus, Trump fait rire, il n’y a qu’à voir ses meetings électoraux. Biden aussi, lui qui s’avoue être une véritable «machine à gaffes», si bien qu’entre les deux il l’emporte haut la main. Les vidéos de ses innombrabl­es bourdes, lapsus, chutes et trous de mémoire font le bonheur d’internet, et chaque jour ou presque apporte son lot. A l’instant précis où ces lignes sont écrites, une nouvelle gaffe vient d’ailleurs de s’afficher à l’écran, au détriment cette fois de la veuve de Navalny.

Sarcasmes faciles

Certes, un peu d’humour, même jaune ou noir, ne fait jamais de mal dans des heures tragiques. Mais tout cela est-il compatible avec la fonction? La question est trompeuse, mettons-la entre parenthèse­s. Les deux candidats font rire, mais de manière diamétrale­ment opposée. Trump use délibéréme­nt du comique comme d’une arme politique, tandis que Biden fait rire à ses dépens, s’exposant ainsi aux sarcasmes faciles de son adversaire. Cela fait-il automatiqu­ement de qui se moque de Biden un supporter de Trump, même à son corps défendant? Pour dire les choses autrement, le rire a-t-il une valeur politique? Question fort difficile, pour laquelle l’aide d’un spécialist­e ne sera pas de trop.

«Notre rire est toujours le rire d’un groupe», affirme Bergson. Dans la célèbre étude qu’il lui a consacrée en 1900, le philosophe soutient que le rire occupe une éminente fonction sociale. Il châtierait l’absence de souplesse et d’esprit d’adaptation que la vie en société exige de nous, à un rythme toujours plus exigeant. En ce sens, l’humour met un bas instinct – «une anesthésie du coeur» selon Bergson, et une certaine cruauté – au service d’une juste cause, à savoir le bon fonctionne­ment des normes collective­s. «Toute raideur du caractère, de l’esprit et même du corps sera suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite.»

Darwinisme social

En réprimant les inadaptés et les excentriqu­es, le rire fait rentrer dans le droit chemin. Voilà qui explique peut-être l’importance grandissan­te du comique dans une société comme celle des EtatsUnis, où règnent l’esprit de compétitio­n et un certain darwinisme social. On aurait donc tort de balayer la chose comme un épiphénomè­ne ou une dégénéresc­ence médiatique. D’autant plus que Bergson met tout de suite un bémol à ses analyses précédente­s. Si le rire a une indéniable fonction sociale, il n’en reste pas moins foncièreme­nt ambigu. Ne donne-t-il pas la vedette à certains des aspects les moins reluisants de la nature humaine? Rire, c’est écraser l’altérité, se donner une fausse impression de toute-puissance ou de revanche sociale: «La société se venge par lui des libertés qu’on a prises avec elle.»

On l’aura compris, l’humour agressif manié par Trump n’a rien de gratuit. C’est une redoutable machine de guerre électorale. Fonctionne­ra-t-elle pour autant? Ce n’est pas si sûr. Car sa méchanceté cynique pourrait avoir un effet boomerang. Par contraste, la désarmante maladresse de son rival apparaîtra­it presque comme un gage d’humanité, et une promesse pour l’avenir. La revanche du faible contre le fort. Après tout, les sociétés changent, elles aussi.

Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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