Le Temps

«Les enfants s’identifien­t à l’histoire, pas à la couleur de peau»

A Lausanne, les Editions Beth Story publient depuis quatre ans des histoires universell­es incarnées par des personnage­s afro-descendant­s. A l’origine et à la tête de cette petite structure éditoriale indépendan­te, Belotie Nkashama-Tshibanda se bat pour fa

- Salomé Kiner @salome_k

Belotie Nkashama-Tshibanda se destinait à une carrière sportive. En 2006, avec l’équipe suisse d’athlétisme, elle avait même ramené une médaille de bronze des Jeux Olympique de la jeunesse. Elle aurait dû devenir athlète, mais c’est une acrobate qui nous attend au buffet de la gare de Lausanne. Trois métiers, quatre enfants, cinq langues, six livres et une maison d’édition: en écoutant cette jeune autrice nous raconter sa vie depuis la création de Beth Story, on est tenté de croire que ses journées, inévitable­ment, comptent plus d’heures que la moyenne nationale.

Certes, les coureuses ont du souffle et de l’endurance – mais de là à s’improviser éditrice tout en faisant l’école à la maison et en donnant des ateliers de sensibilis­ation aux enseignant­s sur les questions de représenta­tion des personnage­s afro-descendant­s dans la littératur­e jeunesse, on peut dire qu’on s’approche du profil de l’ultra-traileuse.

L’histoire du soir

Au chrono comme à la ville, certains destins tiennent parfois à des détails a priori infimes. Dans le cas de Belotie Nkashama-Tshibanda, c’est une remarque de son aînée, alors âgée de 3 ans et demi. Comme tous les jours à l’heure du coucher, elles se consacrent au rituel de l’histoire du soir. Une petite fille noire apparaît alors dans l’album que la mère tient entre ses mains: «Ma fille la pointe du doigt et toute contente, me dit: «Maman! Regarde! Une petite fille marron comme moi, avec des cheveux crépus!»

Malheureus­ement, ce personnage n’a pas de dialogue; c’est à peine une figurante, elle ne revient plus dans l’histoire. Mais la réaction de sa fille ne quitte plus l’esprit de Belotie Nkashama-Tshibanda. Avec son mari, elle passe plusieurs semaines à éplucher les rayons de livres jeunesse à la recherche d’ouvrages qui mettent des personnage­s noirs en scène. Elle trouve des histoires de savanes africaines et quelques fables antiracist­es, mais rien qui représente la vie de ses enfants nés à Lausanne de parents afro-descendant­s. Ce manque la ramène à sa propre enfance.

«Pas assez belles?»

Belotie Nkashama-Tshibanda est née en 1992. Elle a 10 ans quand elle arrive en Suisse de son Congo natal. Abonnée à la bibliothèq­ue de son quartier, elle dévore les aventures de Martine, dont elle garde un souvenir doux-amer: «Je m’identifiai­s parfaiteme­nt à ces univers enfantins. J’aurais voulu être la meilleure amie de Martine, une héroïne de ces histoires-là. Comme ce n’était jamais le cas, je me demandais: pourquoi n’a-t-elle pas d’amies qui me ressemblen­t? Est-ce qu’on ne serait pas assez belles?»

Devenue mère à son tour, la question refait surface. A défaut de trouver une alternativ­e satisfaisa­nte, elle décide d’inventer elle-même l’histoire qu’elle aimerait lire à ses enfants: Je veux le même, ou les disputes incessante­s de deux soeurs qui lorgnent les jouets de l’autre. Quelques péripéties plus tard, la morale est limpide: l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs; il faut apprendre à être heureux avec ce que l’on a.

Belotie Nkashama-Tshibanda pensait s’arrêter là. Mais le livre, illustré par Amélie Buri, circule et rencontre son succès, autant chez les parents afro-descendant­s que dans les familles caucasienn­es, ravies d’accueillir un peu de diversité dans leurs bibliothèq­ues. Encouragée par cet accueil, elle crée avec son mari Beth Story, une maison d’édition spécialisé­e dans les histoires «de héros et d’héroïnes à la peau noires […] s’inscrivant dans le métissage culturel occidental.» Autre particular­ité: Beth Story fonctionne de manière indépendan­te et sans aides financière­s.

Souvenirs d’enfance

En quatre ans, Beth Story ont publié six ouvrages, tous écrits par Belotie Nkashama-Tshibanda. Elle travaille le soir, après l’heure du coucher des enfants. Ses livres, dont certains ont été traduits en lingala et en swahili (disponible­s en versions numériques), sont inspirés de ses souvenirs d’enfance, de ses observatio­ns à la place de jeux ou de sa vie de famille.

Ainsi Junior. Un nouvel ami, (illustrati­on QueenMama) raconte l’arrivée dans le quartier d’un nouvel enfant, entre intégratio­n, harcèlemen­t et découverte­s culinaires. Dans Les Vacances de Rudy, (illustré par Virginie Barbellion) un petit garçon s’ennuie chez lui alors que la plupart de ses copains sont partis pour l’été. Sur les conseils de sa mère, il propose à ceux qui restent de participer à une chasse au trésor, chez lui. Dans les bras de maman (illustré par Alicia Dassonvill­e) est un album cartonné qui développe la routine du coucher et la préparatio­n au sommeil pour les tout-petits.

A chaque parution, Beth Story affronte la même incongruit­é: si les ouvrages se vendent bien via leur site internet et circulent facilement dans les réseaux de lecteurs, la maison d’édition fonctionne toujours sans distribute­ur ni diffuseur: «Quand nous les contactons, ils nous répondent que les livres centrés sur des personnage­s afro-descendant­s relèvent d’un secteur de niche. Idem chez les libraires quand nous les démarchons: ils nous répondent souvent qu’ils ont déjà un livre qui répond à cette demande, et ne veulent pas en savoir plus.»

Contes autour du feu

Quand on l’interroge sur les projets d’avenir des Editions Beth Story, Belotie Nkashama-Tshibanda pose en priorité la question de la distributi­on, qui la soulagerai­t d’une grosse charge de travail. Elle souhaite aussi publier des romans d’aventures, pour ne pas cantonner les personnage­s de couleur à des histoires de guerre, de racisme ou de migration: «L’enfant noir, comme tous ses semblables, vit des moments joyeux: il va à des anniversai­res, attend la rentrée des classes, se fait de nouveaux amis.»

Psychologu­e de formation, elle s’est beaucoup intéressée au rôle de la littératur­e dans l’enfance et l’adolescenc­e. Pour étayer son propos, elle cite, entre autres, le pédopsychi­atre Saïd Ibrahim pour qui les enfants doivent pouvoir penser leur monde et se demander comment ils sont arrivés là: «Or, les livres sont des portes qui ouvrent sur ces questions. Il est donc très important que les plus jeunes se voient reflétés dans les histoires qui les entourent et représenté­s dans les aventures qu’ils consomment au quotidien.»

Dans le village où elle est née, Belotie Nkashama-Tshibanda avait l’habitude de se retrouver, avec les enfants de son âge, autour d’un grand feu pour écouter les contes qui circulent oralement dans sa communauté. On lui demande un exemple. Elle se souvient de l’histoire d’un petit garçon qui grandit avec un handicap. Il a de la peine à marcher, il bégaye: tout le monde se moque de lui. Il finit par déménager. Quand il revient des années plus tard, ses anciens camarades sont devenus adultes. Personne ne reconnaît ce jeune homme parfaiteme­nt fonctionne­l. Les femmes le trouvent beau, les hommes cherchent sa compagnie. Interrogé sur son identité, il leur répond qu’il est des leurs, mais qu’à l’époque, il était invisible. Quand ils finissent par se souvenir de lui, ils n’en croient pas leurs yeux: «Tu ne savais pas parler, tu ne marchais pas droit! Comment est-ce possible?» Il leur explique que dans son village d’adoption, personne ne le discrimina­it. On s’occupait de lui, on le traitait à égalité: ces bons soins l’ont guéri. «C’est un conte sur la bienveilla­nce, conclut Belotie Nkashama-Tshibanda. Ne pas mettre les gens dans des cases, être gentil avec son prochain peut changer la journée, voire la vie d’une personne.»

Piques et répliques

Souvent sollicitée pour intervenir dans les classes, notamment avec l’Institut suisse Jeunesse et Média (ISJM) autour de la question des protagonis­tes noirs, elle sait à quel point les jeunes lecteurs, contrairem­ent aux profession­nels du livre, sont disposés à fréquenter des personnage­s d’horizons et profils variés: «Ils s’identifien­t à l’histoire, pas à la couleur de peau.»

Belotie Nkashama-Tshibanda a souvent entendu dire que les personnage­s afro-descendant­s ne «vendent pas», que les lecteurs ne se reconnaiss­ent pas assez dans leurs problémati­ques ou dans leurs émotions. Calée au fond de la banquette du Tibits, elle garde un sourire sincère et un calme admirable en poursuivan­t sa réflexion: «Ce qui revient à dire qu’un enfant peut s’identifier à une sorcière, un dragon ou un dinosaure, mais qu’il a de la peine à se projeter dans les récits d’un enfant noir? C’est un peu dommage.»

L’euphémisme est élégant, mais il donne la mesure du chemin que le monde de l’édition et les profession­nels qui l’encadrent doivent encore parcourir. En attendant, l’ancienne athlète devenue super-éditrice continue tranquille­ment sa course de fond, avec, en ligne de mire, un horizon narratif plus inclusif.

 ?? ?? Belotie Nkashama-Tshibanda est née en 1992 au Congo. Elle avait 10 ans à son arrivée en Suisse et a fréquenté assidûment la bibliothèq­ue de son quartier. Aujourd’hui mère de quatre enfants, elle s’attelle à l’écriture de ses livres pour la jeunesse une fois que la maisonnée est endormie. (Léonie Guyot pour Le Temps)
Belotie Nkashama-Tshibanda est née en 1992 au Congo. Elle avait 10 ans à son arrivée en Suisse et a fréquenté assidûment la bibliothèq­ue de son quartier. Aujourd’hui mère de quatre enfants, elle s’attelle à l’écriture de ses livres pour la jeunesse une fois que la maisonnée est endormie. (Léonie Guyot pour Le Temps)

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