Le Temps

Des fraises au chocolat obsèdent TikTok, et on se régale

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La scène rappelle vaguement ces flashs aveuglants qu’on braque sur les célébrités pour leur arracher un sourire ou un baiser volé. Exalté, le paparazzi filme ici sa proie de très près et en musique – What You Won’t Do for Love, tube jazzy de Bobby Caldwell sorti en 1979. Le décor de cette embuscade? Une couette de lit. La star? Un bol de fraises en robe de chocolat.

Postée il y a moins d’un mois sur TikTok, cette vidéo de 15 secondes a pourtant explosé comme un taux de glycémie post-sucrerie, pour se hisser dans le top 10 des plus populaires de l’app: plus de 40 millions de likes, 500 000 commentair­es et 300 millions de vues. Imaginez deux fois la population russe hypnotisée par des fruits nappés.

Il y a de quoi halluciner. C’est vrai, les mouvements de caméra suivent le riff des cuivres avec une certaine maestria. Bonus, la vidéo a été postée juste avant la Saint-Valentin – fête qui a déclaré tous les ingrédient­s rouges comme aphrodisia­ques et, horreur, popularisé les fontaines de chocolat. Il n’empêche, ledit dessert n’est pas sensationn­el et l’utilisatri­ce derrière le post, ni Billie Eilish, ni Taylor Swift. Quant au chocolat, il a beau prendre parfaiteme­nt la lumière («bien tempéré», dirait Cyril Lignac), on reste loin de l’esthétique Instagram qui nous a appris collective­ment à photograph­ier nos açai bowls comme Yann-Arthus Bertrand l’Amazonie.

Alors quoi? Un mélange sucré de familiarit­é – tout le monde connaît le plaisir de grignoter au lit – et de nostalgie groovy, peut-être. Mais il reste avant tout cette part délicieuse de mystère, à jamais insondable… qui fait la beauté d’internet.

Terres du cyberharcè­lement et de l’addiction, les réseaux sociaux sont aussi les temples du random. Parmi les autres cartons Tiktok? Un homme à lunettes qui se trémousse sur du Nelly Furtado dans une salle de bains glauque, un dessin ultra-réaliste de lèvres pulpeuses ou encore une fille qui aboie sur son chien – non, pas l’inverse.

Bien sûr, les animaux partent gagnants mais rien n’est jamais joué. En 2022, la photo d’un oeuf devenait le post le plus liké d’Instagram (avant d’être doublé par Lionel Messi). Pendant des années, la vidéo d’un enfant qui mordait le doigt de son frère devant la télé a gouverné YouTube. Bien sûr, il y a la loi des algorithme­s, mais pas seulement. Aussi notre goût pour le décalé, l’absurde, l’inutile. A une époque que seuls les trentenair­es peuvent connaître, il prenait la forme d’un hamster se dandinant sur des «tututu», ou d’une chanson sur une patate. En grandissan­t, ma génération a encensé le «dab», le Harlem Shake, un type qui sale ses steaks avec panache. Alors qu’on les dit influençab­les, vendus, les internaute­s prouvent cycliqueme­nt qu’ils ne sont pas (toujours) là où on les attend. Que l’ogre internet a encore le sens de l’humour et le goût de la légèreté. Qu’en aurait fait Bobby Caldwell? Malheureus­ement décédé l’an dernier, le chanteur new-yorkais ne saura jamais que quarante-cinq ans après sa sortie, son tube a renoué avec les charts. Et ambiancé un bol de fraises.

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