Le Temps

Vit-on une «récession sexuelle»?

Le bruit court que nous ferions moins l’amour qu’avant. Comment en avoir le coeur net, sachant que ce qui se déroule dans notre chambre à coucher échappe largement à la publicité?

- Pauline Verduzier @pverduzier

L’idée est dans l’air du temps. Elle a même fait la une du journal Libération qui titrait le 6 février dernier, avec un certain sens de la formule, «Sexualité des Français en berne. Plan-plan cul». Libé se basait sur la dernière enquête IFOP à ce sujet, qui va dans le sens d’un recul de l’activité sexuelle en France. Ainsi, le pourcentag­e de personnes ayant au moins un rapport sexuel par semaine serait aujourd’hui de 43%, contre 58% en 2009.

Par ailleurs, l’IFOP assure que la proportion de Français et Françaises ayant eu un rapport au cours des douze derniers mois n’a jamais été aussi faible en cinquante ans. Cette montée de l’inactivité sexuelle concernera­it en particulie­r les jeunes de 18 à 24 ans, dont plus d’un quart déclarent avoir été sexuelleme­nt inactifs sur les douze derniers mois, alors qu’ils n’étaient que 5% en 2006, dans l’enquête «Contexte de la sexualité en France» (CSF).

La prudence s’impose

Néanmoins, ces données sont à considérer avec prudence, notamment parce que les méthodolog­ies des études n’ont rien à voir. L’enquête CSF était basée sur des entretiens téléphoniq­ues menés de manière aléatoire auprès de plus de 12 000 personnes sous la houlette d’une équipe de chercheurs et de chercheuse­s, tandis que le sondage IFOP s’appuie sur moins de 2000 volontaire­s qui ont répondu à un questionna­ire en ligne.

«C’est un sondage mené auprès de personnes qui sont déjà dans les panels de l’IFOP. C’est-à-dire que ce sont des interviewé­s profession­nels, soit des gens qui répondent à toutes sortes de sondages en échange de chèques-cadeaux par exemple. Ce sont des personnes qui ont aussi forcément un accès à internet. Je ne crois pas qu’on puisse considérer cet échantillo­n comme représenta­tif de la population française», explique une source qui travaille dans la recherche sur les questions de sexualité.

Dans une enquête intitulée «Dans la fabrique opaque des sondages», le grand reporter au journal Le Monde Luc Bronner explique que ceux-ci fonctionne­nt avec des bases de données sur lesquelles les individus peuvent s’inscrire en donnant des informatio­ns personnell­es qui ne sont pas vérifiées. Lui-même a répondu à de nombreuses questions sur ses habitudes alimentair­es ou ses opinions politiques sous une dizaine d’identités factices en changeant son nom, son âge ou même son genre.

Un outil marketing

De plus, ces sondages sont souvent menés pour le compte d’entreprise­s, en l’occurrence la marque de sex-toys LELO pour celui portant sur la sexualité. «Les médias le relaient comme s’il s’agissait d’une informatio­n, alors qu’il s’agit avant tout d’une belle opération de communicat­ion d’un vendeur de sex-toys, à qui cela permet d’être cité de nombreuses fois dans des articles. C’est un outil marketing qui n’a rien de scientifiq­ue», commente le journalist­e.

Ceci étant dit, aux Etats-Unis, d’autres données chiffrées semblent aller dans le sens d’une baisse de l’activité sexuelle déclarée, en particulie­r chez les jeunes. Par exemple, un travail de recherche publié dans Archives of Sexual Behavior conclut que les Américains majeurs avaient environ neuf rapports sexuels annuels de moins dans les années 2010 que dans les années 1990. Les millennial­s de 20-24 ans étaient deux fois plus nombreux (15%) à n’avoir eu aucun partenaire sexuel depuis leurs 18 ans que les personnes nées dans les années 1960 au même âge (6%), venant démentir l’idée qu’il s’agirait d’une génération très portée sur les rencontres sexuelles occasionne­lles.

Les auteurs avancent deux raisons principale­s pour expliquer ce «déclin»: l’augmentati­on du nombre d’individus célibatair­es et la baisse de la fréquence sexuelle parmi ceux ayant un partenaire.

Les hypothèses soulevées par la question d’un «recul de la sexualité» sont nombreuses. Certains avancent des facteurs comme l’omniprésen­ce des écrans dans nos quotidiens, la précarité ou encore l’actualité anxiogène. Ce sont en tout cas les raisons qu’énumère Kemeth, étudiant de 20 ans. «On ne peut pas en vouloir aux jeunes de moins faire l’amour. On a tous été isolés à cause du covid. Il y a l’inflation, les guerres, les injustices. Le climat ambiant est déprimant, y compris en France. Avec mes amis, on a été choqués quand Macron a parlé de devoir «réarmer démographi­quement» le pays, comme si les filles étaient des machines à enfanter. Cette atmosphère peut influencer indirectem­ent la sexualité», avance-t-il.

Le sociologue Arthur Vuattoux, qui a coécrit avec Yaëlle Amsellem-Mainguy Les jeunes, la sexualité et internet (Ed. Les Pérégrines) explique que la piste d’une baisse de l’activité sexuelle relationne­lle reste à être confirmée par des enquêtes de grande ampleur. Si tel était le cas, cela pourrait en effet s’expliquer par des éléments contextuel­s. «On peut citer l’altération de la santé mentale constatée chez les plus jeunes dans de nombreuses enquêtes, qui peut éventuelle­ment provoquer des difficulté­s liées à la formation de relations et à la sexualité», explique le chercheur.

La sensibilis­ation à la question du consenteme­nt et la critique des injonction­s sexuelles dans les médias ou sur les réseaux sociaux peuvent avoir infusé dans les foyers. «Peut-être que certains changement­s dans les représenta­tions s’intègrent davantage aux pratiques des individus, par exemple la dissociati­on entre conjugalit­é et sexualité, l’idée qu’on peut faire couple autrement que par le sexe», suggère Arthur Vuattoux.

«Ne pas se forcer»

Kemeth souscrit à cette idée et se dit reconnaiss­ant envers le mouvement #MeToo, qui lui a en outre permis de réaliser qu’il avait pu mettre la pression à sa copine pour avoir des rapports sexuels par le passé. «Elle a pu me dire que j’avais été lourd et je me suis remis en question. On a établi une nouvelle communicat­ion pour ne pas se forcer.»

Sara, travailleu­se du secteur hôtelier de 21 ans, explique avoir longtemps collé à l’injonction à avoir une sexualité fréquente et à être un «bon coup». «Au début de ma vie sexuelle, j’étais dans une recherche de performanc­e, à vouloir donner du plaisir, sans toujours en recevoir. Je me suis souvent sentie comme un objet sexuel. J’ai beaucoup fait la fête, j’ai eu plein de rapports sexuels avec des partenaire­s différents et ce n’était souvent pas très intéressan­t, retrace-telle. Aujourd’hui, je ne veux plus m’infliger des choses que je ne désire pas. Si j’ai mal ou que je ne veux pas, je ne peux pas le garder pour moi. Avec mon copain, on a des rythmes fatigants, et parfois on préfère ne pas dépenser l’énergie qu’on n’a pas. On peut être frustrés cinq minutes, mais on passe à autre chose.»

La jeune femme nuance cependant ce constat: «Dans mon entourage, je perçois encore la peur de décevoir ou de ne pas être à la hauteur d’un point de vue sexuel. J’ai des amies qui m’avouent que même si elles se sont refroidies pendant l’acte, elles se disent qu’elles ne peuvent pas revenir en arrière.»

Abstinence assumée

Il y a enfin l’hypothèse des biais déclaratif­s. Soit la possibilit­é que les personnes aient longtemps surestimé leur activité sexuelle dans les enquêtes passées et auraient donc biaisé les chiffres. «On ne peut pas aller vérifier si les gens font telle ou telle pratique chez eux. On se base sur ce qu’ils veulent bien en dire et le problème, c’est qu’il est probable que beaucoup de gens mentent en matière de sexualité. C’est pour ça que les sondages sont foireux dans ce domaine», avance la documentar­iste féministe Ovidie, autrice du documentai­re sonore Vivre sans sexualité sur France Culture et du livre La Chair est triste hélas (Ed. Julliard) dans lequel elle évoque son arrêt des relations sexuelles hétéros.

Ovidie pense néanmoins qu’il est aujourd’hui plus acceptable de dire que l’on a peu, voire pas, de sexualité, et que les résultats de l’IFOP sont le reflet de cette nouvelle donne. «Dans la période actuelle post-#MeToo, je pense qu’on commence à comprendre que le sexe n’est pas que libérateur, que ce n’est pas que de la joie et qu’au-delà des violences, il peut être décevant.»

Elle-même a décidé de prolonger son abstinence jusqu’à nouvel ordre. «Je ne veux pas y retourner, car je trouve que ça nécessite un investisse­ment en temps, en préparatio­n et en émotions que je n’ai pas envie de fournir. Tout ça pour un rapport qui sera très souvent déceptif, avec une asymétrie dans l’accès au plaisir, ajoute-t-elle. En discutant avec beaucoup de personnes qui n’ont pas ou peu de sexualité, j’ai eu la certitude que je n’étais pas la seule à ressentir les choses ainsi. Et ces nouveaux chiffres semblent me donner raison.»

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(Joëlle Flumet pour Le Temps)
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Retrouvez ici la précédente série: «La sexualité au prisme de la parentalit­é»

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