Le Temps

Paix en Ukraine: la Suisse hors jeu

- ÉRIC HOESLI JOURNALIST­E, SPÉCIALIST­E DE LA RUSSIE, ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRA­TION DU «TEMPS»

Comment faire la paix? Ou, au moins, comment mettre un terme au charnier qui se poursuit jour après jour sur le front du Donbass? Maintenant que la fortune des armes a rendu l’initiative aux troupes russes et que les mois à venir n’augurent rien de bon, il faut trouver un moyen d’éviter le pire et de sauver l’essentiel, sans accepter la défaite.

Quels que soient les crédits et les armes finalement accordés à l’Ukraine, nous disent les experts, il n’y aura pas en effet de reconquête possible des territoire­s occupés par l’armée russe dans un avenir proche. On se dirige vers une longue guerre d’usure où des facteurs tels que la production industriel­le, la capacité de mobiliser ou les rivalités politiques internes deviennent des risques majeurs. La diplomatie, reléguée et oubliée depuis près de deux ans, se voit offrir une chance de reprendre une toute petite place dans le capharnaüm guerrier.

La paix, une paix véritable, n’est certes pas à l’agenda. Ni l’Ukraine ni ses alliés occidentau­x ne peuvent entériner l’annexion de territoire­s par la force. Le temps de relations apaisées et mutuelleme­nt profitable­s, comme nous les avons connues entre Europe et Russie pendant ce dernier quart de siècle, ne reviendra pas de sitôt. C’est davantage d’un cessez-le-feu, d’un gel de la ligne de front et de mesures de réduction des menaces réciproque­s qu’il pourrait être question. Le passage organisé à une nouvelle Guerre froide en somme. On nous prépare déjà à ce scénario par d’incessante­s déclaratio­ns alarmistes et belliqueus­es prévenant d’une future guerre contre l’Europe.

C’est dans ce contexte chargé que la Suisse a pris l’initiative d’organiser une «conférence de paix». On ne peut que s’en réjouir. Tout vaut mieux en effet que les discours à l’emporte-pièce de nombreux dirigeants européens. On aimerait croire aussi par là même que subsiste un petit quelque chose des fonctions de médiation, d’entremise et de mise à dispositio­n traditionn­ellement proposées par notre pays. La neutralité n’a de sens et de raison d’être que si elle dépasse la défense égoïste de nos intérêts pour offrir des opportunit­és spécifique­s à la communauté internatio­nale.

Est-ce encore possible? La Suisse dispose-t-elle encore de la volonté et des moyens nécessaire­s pour jouer un tel rôle? Et est-ce bien même l’objectif que poursuit Ignazio Cassis? Tout ici incite au scepticism­e.

La méthode tout d’abord. Voudrait-on s’entremettr­e pour dessiner une possible issue pacifique que la plus grande discrétion serait de mise: sonder les parties, gagner leur confiance, chercher les possibles terrains d’entente requiert la complicité de l’ombre. Notre ministre des Affaires étrangères fait tout le contraire: il proclame d’abord et sonde ensuite. Et il fait son annonce aux côtés du président ukrainien pour ajouter ensuite qu’il faudra bien trouver un moyen d’associer la Russie à cette initiative.

Les termes ensuite. Il ne s’agit pas de médiation mais d’une «conférence». Le plus souvent en histoire diplomatiq­ue, les «conférence­s de paix» se tiennent après la guerre pour sanctionne­r l’issue de la confrontat­ion et ses conséquenc­es. A quoi sert une conférence de paix en pleine guerre? Ignazio Cassis avait prévu de la tenir cet hiver encore, pour l’ajourner une première, puis une seconde fois. Désormais son départemen­t préfère rester dans le flou. Quelle sera donc la finalité de cette conférence? Sera-ce même encore une «conférence» ? Et traitera-t-elle de la paix, ou faudra-t-il finalement improviser une autre raison d’être?

Les participan­ts enfin. La Russie a d’emblée nié tout intérêt pour l’initiative suisse. Lors de sa conférence de presse à New York, Sergueï Lavrov le ministre russe des Affaires étrangères n’a accordé qu’une incise à peine courtoise pour évoquer la démarche de son homologue suisse auprès de lui. La Suisse est considérée comme un pays inamical qui a abandonné sa neutralité pour s’aligner sur la politique des alliés occidentau­x. Elle n’a pas vocation aux yeux des Russes à jouer les intermédia­ires dans ce conflit. Le vétéran de la diplomatie qu’est Sergueï Lavrov, en outre, cache à peine le peu de considérat­ion personnell­e qu’il a pour Ignazio Cassis depuis leur première rencontre, quand ce dernier avait cru bon de lui donner des leçons.

La Chine, l’Inde, sur lesquelles la diplomatie suisse comptait pour pousser Moscou à la table de la conférence? La réception minimale et polie qu’elles ont réservée à Ignazio Cassis n’est guère prometteus­e. L’interventi­on auprès du Conseil de sécurité n’a pas eu plus de succès. Les pays du Sud global ne considèren­t pas cette guerre comme la leur et il faudra d’autres arguments que la défense d’un droit internatio­nal, par ailleurs régulièrem­ent bafoué par les Occidentau­x, pour les convaincre. Ils n’ont pas non plus besoin de la Suisse: les Emirats ou le Qatar sont bien mieux placés pour réussir. La Suisse se retrouve dans une position délicate: transforme­r la conférence en réunion des alliés de l’Ukraine sur le territoire suisse serait contre-productif et périlleux pour sa neutralité.

Il faut sans doute l’admettre, la diplomatie suisse n’est pas en mesure, aujourd’hui et au stade actuel du conflit, de jouer un rôle réel. L’aveu est difficile à digérer lorsqu’on songe, dans le passé, au rôle des Edouard Brunner, Heidi Tagliavini, Tim Guldimann, Yves Rossier sur ce front diplomatiq­ue ou aux propositio­ns courageuse­s et innovantes d’un Didier Burkhalter aux débuts de la crise ukrainienn­e.

Talents et personnali­tés ne sont pas seuls en cause, et des facteurs plus pesants obèrent la marge de manoeuvre suisse. Le discours moralisate­ur désormais développé par l’Occident pour sa défense met le principe même de neutralité en mauvaise posture. On peut en effet honnêtemen­t défendre une neutralité opposée aux intérêts contradict­oires des uns et des autres. Mais comment se déclarer neutre face à des valeurs (politiques, morales, sociétales etc.) affichées par les Occidentau­x comme des priorités de politique étrangère, quand au surplus nous en partageons une grande partie? «Quand l’engagement contre l’ennemi communiste bat son plein, le non-alignement est immoral», disait déjà l’Américain John Foster Dulles en pleine Guerre froide. C’est le même discours de valeurs et le même piège qui se referme aujourd’hui sur la neutralité suisse.

Le poids de l’Union européenne, son influence déterminan­te voire hégémoniqu­e sur le cours de notre politique, fait le reste. Alors que notre destin et notre prospérité sont étroitemen­t dépendants de nos relations avec l’UE, et plus encore au moment où des négociatio­ns essentiell­es sont engagées avec elle, le prix de toute divergence en politique étrangère, fût-ce pour la défense de notre neutralité, devient prohibitif. Il n’est plus raisonnabl­e de fâcher l’UE pour autre chose qu’un enjeu vital. On exagérerai­t à peine en affirmant que notre politique de neutralité est limitée à un spectre bien réduit: au mieux nos initiative­s servent l’Union, au pire elles ne doivent pas lui déplaire.

C’est à cet exercice que se livre sous nos yeux Ignazio Cassis par son projet de conférence. Agir sans rien faire. Rappeler à nos partenaire­s l’existence de notre neutralité sans réellement en faire usage. Mais lorsque les effets d’annonce et les déplacemen­ts font figure de contenu, c’est que la communicat­ion a pris la place de la politique. Ni notre neutralité ni la paix n’ont à y gagner. ■

Le prix de toute divergence avec l’UE devient prohibitif

 ?? (NEW YORK, 23 JANVIER 2024/KEYSTONE/TASS/RUSSIAN FOREIGN MINISTRY PRESS) ?? Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, à gauche, et le conseiller fédéral Ignazio Cassis se serrent la main à l’occasion d’une réunion au siège des Nations unies.
(NEW YORK, 23 JANVIER 2024/KEYSTONE/TASS/RUSSIAN FOREIGN MINISTRY PRESS) Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, à gauche, et le conseiller fédéral Ignazio Cassis se serrent la main à l’occasion d’une réunion au siège des Nations unies.
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