Le Temps

Plastique philosopha­l

- ALEXIS FAVRE PRODUCTEUR D’«INFRAROUGE» (RTS)

Le 14 novembre 2022, à 8h45 du matin, je me fendais de ce qui s’appelait alors encore un tweet, passableme­nt moqueur: «Les cryptos s’effondrent, comme autant de châteaux de cartes. C’était pourtant écrit. Une pensée pour tous les petits millionnai­res en plastique qui vont devoir se mettre à bosser.»

C’était il y a un peu plus d’un an, ou bientôt cinq trimestres en calendrier comptable. Le Bitcoin et les cryptomonn­aies me semblaient alors relever de la farce de mauvais goût, et leur effondreme­nt sévère m’inspirait forcément un mélange de satisfacti­on et de Schadenfre­ude, cette «joie mauvaise» tellement mieux exprimée en allemand.

Forcément toujours, ce tweet aussi méchant que reptilien m’a valu, ce jour-là, une volée de bois vert de la part desdits millionnai­res en plastique, subitement redevenus pauvres. Ils avaient trop de cheveux à s’arracher devant leur tirelire virtuelle en voie de disparitio­n pour supporter les moqueries d’un plumitif technophob­e.

Cinq semestres plus tard, le bitcoin approche à nouveau son plus haut historique, toujours en français techno. Logiquemen­t, puisque Twitter – ou serait-ce X – a de la mémoire, nouvelle volée de bois vert de la part des mêmes millionnai­res en plastique, subitement redevenus riches et trop contents de me renvoyer mes sarcasmes dans les gencives. C’est de bonne guerre.

Etant naturellem­ent plus empathique qu’enclin à me réjouir du malheur des autres, je suis content pour eux. Y compris quand ils m’insultent, c’est vous dire si j’aime mon prochain. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher cette fois de me faire du souci pour eux. Ou plutôt pour leur monde en plastique.

La source de cette légère angoisse, somme toute assez supportabl­e? Le bitcoin est remonté, mais rien n’a fondamenta­lement changé. Le soleil se lève toujours à l’est, l’eau persiste à mouiller, et le chimiste Lavoisier continue d’avoir eu raison de reformuler Anaxagore le philosophe, pour affirmer que «rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération».

Pour le dire dans des termes plus accessible­s à la masse des boursicote­urs virtuels, loin de démentir les fâcheux dans mon genre, le bitcoin qui remonte ne fait que confirmer ce qui n’aurait jamais dû quitter le registre de l’évidence: en se faisant plus grosse que le boeuf, une arnaque ne cesse pas d’être une arnaque, elle devient juste une plus grosse arnaque.

Imaginons, par hypothèse, que la pyramide de Ponzi échafaudée par Bernard Madoff ne se soit jamais effondrée, ou pas encore. Le financier continuera­it de fasciner les salons new-yorkais et de faire le bonheur gourmand de ses clients. En l’absence d’arnaqués, son nom serait synonyme de tout, sauf d’une arnaque. On peut en déduire qu’une arnaque, si pourrie soit-elle, n’est que rarement considérée comme telle tant que chacun y trouve son compte.

Dans le cas de Madoff, la pyramide est simple à dessiner. Un arnaqueur central, une série de premiers gagnants satisfaits, puis des pigeons plumés: les derniers entrants. Pour le Bitcoin, c’est plus complexe. Il faut même laisser un mérite à ses architecte­s, celui d’avoir inventé l’arnaque apparemmen­t éternelle.

Ici, pas d’arnaqueur central, mais une armée de petits complices de bonne foi: les mineurs de crypto. Qui, chacun dans son coin, transforme­nt toujours plus d’électricit­é en toujours plus de puissance de calcul pour consolider la pyramide. Sans arnaqueur central, et comme il ne saurait y avoir de crime sans criminel, pas de victime claire ni de dommage clairement identifiab­le. Juste des gagnants spectacula­ires et des perdants qui n’empêchent personne de dormir.

Largement de quoi faire oublier Lavoisier au plus grand nombre: quand les mineurs contempler­ont leur pyramide après y avoir posé le dernier et le plus énergivore de tous les bitcoins, ils ne verront qu’une montagne de calculs en plastique à valeur purement spéculativ­e. Une montagne de rien.

D’ici là, que les bitcoiners se rassurent: ils ont encore largement le temps de se moquer de moi. ■

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