«En Ukraine, le déminage des sols prendra des décennies»
La directrice du programme Handicap International Ukraine à Kiev, Anne-Laure Bauby, brosse un sombre tableau de la situation humanitaire et du grand danger des mines et autres engins explosifs
La guerre que mène la Russie en Ukraine est entrée dans sa troisième année. Si les Russes ont fait quelques avancées modestes ces dernières semaines, aucun camp ne peut véritablement faire la différence. Mais la situation, qui pourrait se transformer en conflit gelé, a des conséquences humanitaires considérables. La Russie, qui n’a pas ratifié la Convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines – au contraire de l’Ukraine –, a beaucoup recouru à ces armes le long de la ligne de front. Directrice du programme Handicap International Ukraine et basée à Kiev, AnneLaure Bauby brosse un sombre tableau des besoins humanitaires.
«Les bombardements aériens ont contaminé des champs entiers. De vastes surfaces agricoles sont touchées»
L’une des questions qui préoccupent beaucoup les humanitaires, c’est l’impact qu’aura la présence massive de mines, de bombes à sous-munitions et d’engins explosifs de guerre. Qu’en est-il?
Nous estimons qu’entre 25 et
30% du territoire ukrainien est contaminé par de telles armes.
Les bombardements aériens ont contaminé des champs entiers. Lors de salves de missiles, tout n’explose pas. Ces restes qui n’ont pas explosé représentent une vraie menace pour la population. Les zones très fortement contaminées sont surtout celles sur la ligne de front et dans les anciennes régions libérées par l’armée ukrainienne, mais qui ont été elles-mêmes pendant un certain temps sur la ligne de front. Ces contaminations sont dues aux tirs incessants d’artillerie, mais aussi à la pose de mines antipersonnel et antichars. Ce qui rend la situation particulièrement compliquée et plus dangereuse pour décontaminer ces terrains à l’avenir, c’est l’extrême diversité des engins et mines qu’on y trouve.
Combien de temps sera nécessaire pour nettoyer ces zones et désamorcer une menace permanente pour la population? Même si le conflit devait s’arrêter demain, il nous faudra plusieurs décennies pour décontaminer. Voyez ce qui se passe au Laos, fortement contaminé au moment de la guerre du Vietnam. Handicap International y est depuis plus de cinquante ans et continue aujourd’hui encore à déminer. C’est un peu le même cas de figure en Irak, en Colombie et en Afghanistan. Au vu de ces sombres perspectives, Handicap International a jugé essentiel de former la population, les enfants, les professeurs, les adolescents, pour qu’ils prennent pleinement conscience des risques que posent ces engins et ces mines. Il s’agit de leur montrer comment agir et pourquoi il ne faut pas essayer de décontaminer soi-même ces terrains minés. Notre objectif, c’est de sauver des vies. Depuis mars 2022, nous avons organisé plus de 3000 séances d’information et atteint ainsi plus de 90 000 personnes.
Même si, en Ukraine, la plupart des mines ont été posées sur la ligne de front, les terrains contaminés ont-ils déjà fait de nombreuses victimes? En ce qui concerne les engins explosifs de guerre, ceux-ci ont tué 340 personnes et fait 750 blessés. Parmi les 29 000 civils affectés par la guerre, 8500 ont été tués et 18 000 blessés par des armes explosives à large rayon d’impact.
Les contaminations des terrains agricoles ont-elles fortement impacté l’agriculture dans le pays, le grenier à blé de l’Europe? Oui, l’impact est considérable. De vastes surfaces agricoles sont touchées. Les agriculteurs sont donc en première ligne en termes de répercussion des contaminations des terres. Cela risque d’isoler encore plus les zones plus reculées, qui ont déjà des difficultés d’accès aux écoles, aux hôpitaux, aux services sociaux. Les gens doivent bien souvent prendre des chemins détournés pour éviter des routes minées. La présence de ces engins explosifs et mines exacerbe de fait les vulnérabilités préexistantes de l’Ukraine. Sont bien souvent restées dans des villages proches de ces zones dangereuses des personnes âgées et handicapées, des familles sans argent.
Dans une situation où les besoins humanitaires sont gigantesques, où les personnes en besoin d’aide humanitaire sont plus de 14 millions, que fait concrètement Handicap International? Nous étions présents pour la première fois en Ukraine entre 2015 et 2017, mais avions été contraints de fermer nos bureaux. Puis avec la guerre, nous les avons rouverts en mars 2022. Nous travaillons dans les hôpitaux qui accueillent les blessés de guerre et aidons à renforcer les capacités de ces établissements pour faire face aux besoins. Nous proposons des services d’adaptation et de rééducation précoce pour limiter les effets de handicaps à long terme pour les personnes qui ont été blessées. Nous faisons face aux blessures traumatiques habituelles en cas de conflit: fractures multiples, brûlures, amputations. La santé mentale est une autre de nos priorités. Nous aidons à détecter les signes de stress et d’anxiété et à la prise en charge des problèmes de santé mentale. Selon l’ONU, plus de 10 millions d’Ukrainiens risquent de développer des troubles de santé mentale en raison de la guerre. Nous avons aussi des équipes mobiles de travailleurs sociaux, des psychologues, des physiothérapeutes. De manière générale, on trouve toutefois que le système de santé ukrainien, même s’il a été fortement touché, résiste mieux qu’on le pensait.
Comment travaillez-vous avec les autres acteurs humanitaires sur place? Sur le plan logistique, nous mettons gratuitement à disposition des entrepôts et des moyens de transport pour la cinquantaine d’acteurs humanitaires avec lesquels nous coopérons. Cela les aide à se focaliser sur ce qui est leur mission principale, par exemple la santé.
Les autorités ukrainiennes sont-elles une aide ou un obstacle pour mener votre mission? Une des grandes différences avec certaines crises, c’est que le gouvernement ukrainien est fonctionnel. Ici, les services sociaux fonctionnent. Nous sommes de fait là pour soutenir aussi le gouvernement. Mais contrairement à ce que nous avons pu faire dans d’autres conflits, nous ne nous substituons pas à lui. On travaille étroitement avec les autorités de Kiev ainsi qu’avec les centres de santé et les hôpitaux ukrainiens pour s’assurer que nous n’empiétons pas sur les activités que ces acteurs mènent déjà et pour que notre travail ait un vrai impact. C’est important dans le domaine sanitaire par exemple, car un nombre croissant d’Ukrainiens renoncent aux soins pour diverses raisons. Les pathologies chroniques tendent à être de moins en moins soignées.
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