«Mon grand regret? L’absence d’un accord de libre-échange»
Martin Naville quittera la Chambre de commerce Suisse-Etats-Unis cet été après avoir dirigé la faîtière pendant vingt ans. Retour sur le développement des échanges commerciaux durant cette période
Le directeur de la Chambre de commerce Suisse-Etats-Unis, Martin Naville, donnera les rênes fin juillet à son successeur, Rahul Sahgal, qui dispose d’une vaste expérience internationale dans l’économie et la fonction publique. Durant les deux dernières décennies, où Martin Naville était à la tête de la faîtière, les échanges commerciaux entre la Suisse et les Etats-Unis se sont considérablement renforcés. Les firmes helvétiques ont également investi d’importants montants outre-Atlantique. D’un autre côté, les investissements directs les plus élevés en Suisse sont le fait des firmes américaines. En 2023, les exportations suisses se sont élevées à 274,3 milliards de francs et 48,3 milliards ont été générés aux Etats-Unis.
A quelques mois de la passation de témoin, Le Temps a rencontré Martin Naville pour faire le bilan des échanges helvetico-américains.
Les exportations suisses vers les EtatsUnis ont plus que triplé en vingt ans. Qu’est-ce qui explique cette progression importante? Les Etats-Unis ont toujours été un marché attrayant pour les sociétés suisses. Cette progression est le fruit d’un long travail, et certaines entreprises comme Roche, Swiss Re et Zurich y sont établies depuis très longtemps, parfois depuis cent ans. Les sociétés suisses y ont une certaine avance par rapport à d’autres concurrents européens, qui se sont installés en grand nombre à partir des années 1990-2000.
Par ailleurs, les Etats-Unis sont extrêmement ouverts à la compétition internationale, et innovants. Bien sûr, on observe du protectionnisme, mais même si les cultures sont différentes, il y a des points communs, notamment au niveau de la libéralisation du marché du travail. En outre, les investissements directs suisses aux EtatsUnis, qui ont crû parallèlement aux exportations, ont également soutenu ce développement. Il ne faut pas non plus oublier que le marché intérieur suisse est assez limité, et que nous avons beaucoup d’entreprises tournées vers l’exportation et présentes à l’étranger. C’est une de nos forces.
En comparaison internationale, les Etats-Unis restent donc un marché très attractif pour les entreprises suisses. Il n’y a pas de doute là-dessus. Ces dix à vingt dernières années, c’est le marché qui a vu la croissance la plus forte en termes d’exportation.
L’Union européenne dans son ensemble est notre partenaire le plus important, car la moitié des exportations y sont vendues, mais si on regarde par pays, ce sont les Etats-Unis.
Ces dix dernières années, la croissance des exportations vers les Etats Unis s’est inscrite à 25,5 milliards, vers la Chine à 6,6 milliards et vers l’Allemagne à 5,1 milliards. De l’autre côté, les Etats-Unis sont devenus le premier investisseur dans notre pays.
La croissance de nos exportations a donc été fortement tirée par les Etats-Unis. Ce qui est le plus étonnant, c’est que peu de personnes veulent reconnaître ce fait. Les médias sont toujours très critiques envers les Etats-Unis.
Comment évaluez-vous l’évolution de ces relations, notamment à l’aune des élections qui auront lieu en novembre? Pensez-vous que ces dernières auront un impact sur les échanges commerciaux? C’est difficile à savoir à l’avance. Le passé montre que les exportations et les investissements directs se sont fortement développés, indépendamment du locataire de la Maison-Blanche. Prévoir par exemple la construction d’une usine aux Etats-Unis et sa mise en marche opérationnelle est un travail au long cours qui n’est pas affecté par une administration en place pour quatre ans.
Durant les trente dernières années, les démocrates ont été au pouvoir pendant dix-huit ans et les républicains pendant douze ans. Pour la Suisse, cela a toujours été positif, mais avec les républicains, on a eu un peu moins de problèmes politiques. Avec les démocrates, nous avons eu l’affaire des fonds juifs en déshérence, qui a éclaté durant les années 1990, et les questions d’évasion fiscale, après la crise financière, qui se sont soldées par des amendes à l’endroit, notamment, des banques suisses.
«Il y a de grandes opportunités aux Etats-Unis si on est prêt à y investir»
Est-ce que les entreprises suisses profiteront des milliards qui seront injectés dans l’économie américaine grâce à l’Inflation Reduction Act? Cet argent sera investi dans les infrastructures et la réindustrialisation des Etats-Unis. Cela demande des usines hautement automatisées et nombre de sociétés suisses sont bien positionnées dans ces secteurs. Les entreprises qui sont basées aux Etats-Unis pourront profiter de ces sommes incroyables, qui seront investies dans des secteurs clés comme l’énergie durable, les systèmes de santé, la recherche et le développement, des marchés avec des champions suisses. L’avantage, aux EtatsUnis, c’est que les entreprises étrangères sont considérées comme des firmes américaines si elles y investissent de manière substantielle dans la production et la logistique. Et les firmes suisses ont considérablement développé leurs sites de production américains dans les dernières décennies.
Elles représentent le sixième investisseur direct aux Etats-Unis, donc beaucoup plus que ce qu’on devrait normalement observer au regard de la taille de notre économie. Presque au même niveau que l’Allemagne, qui a une économie dix fois plus grande.
La Suisse est donc bien positionnée pour profiter de l’Inflation Reduction Act, mais il est encore trop tôt pour voir l’impact de cette loi votée en août 2022. On verra ça dans les résultats des sociétés dans deux ou trois ans.
Qu’est-ce que vous pensez des sociétés, comme Meyer Burger, qui veulent se concentrer sur les Etats-Unis pour profiter des subventions? Je ne connais pas le cas précis de Meyer Burger, mais le secteur du photovoltaïque est très difficile, en raison des subventions que reçoivent les producteurs chinois. Les panneaux solaires chinois sont vendus à des prix très concurrentiels, et une société comme Meyer Burger peut difficilement survivre sans aides. Il est donc logique que de telles sociétés aient l’ambition de produire aux Etats-Unis, car l’Inflation Reduction Act va promouvoir le développement de l’énergie solaire. Et si l’on veut être en compétition avec les produits chinois, il faut aussi avoir beaucoup de subventions.
Est-ce que ces subventions pourraient être remises en cause si Donald Trump venait à être réélu? Je ne pense pas, car l’Inflation Reduction Act est une loi. Pour l’annuler, il faudrait qu’une majorité qualifiée au Sénat, donc 61 voix, vote en faveur de la révocation de cette loi, ce qui est fort improbable. Par ailleurs, beaucoup de ces projets de subvention concernent des Etats qui votent pour les républicains. Ce sera la dernière chose que Trump voudra arrêter.
Lors de son mandat, il existait beaucoup de tension aux niveaux politique et social, mais Donald Trump a bien oeuvré en faveur de l’économie américaine. Il a réduit les impôts sur les bénéfices des entreprises, signé des accords de libre-échange, notamment avec le Canada et le Mexique.
Est-ce que la croissance des exportations était uniforme dans les différentes branches? La pharmacie et la chimie représentent la moitié des exportations et les autres secteurs l’autre moitié. Depuis vingt ans, on est restés plus ou moins dans ces proportions.
Pensez-vous que la croissance des échanges commerciaux entre la Suisse et les Etats-Unis se poursuivra? Oui. Il y a de grandes opportunités aux Etats-Unis si on est prêt à y investir. On ne doit pas oublier que c’est devenu très compliqué de se développer en Chine, et l’Europe n’est pas en grande forme, avec l’Allemagne en récession. Les autres pays européens, comme l’Angleterre, l’Italie et la France, ne brillent pas non plus. Il y a de l’espoir du côté de l’Amérique du Sud, mais ce n’est pas facile non plus.
L’Inde, c’est difficile, même si le pays a certainement beaucoup de potentiel économique. Mais est-ce que c’est un potentiel que les compagnies étrangères peuvent aller exploiter? C’est la grande question. Les exportations suisses vers l’Inde représentent actuellement moins de 1%. Donc disons que ce n’est pas facile de trouver un marché plus attractif que les Etats-Unis… Mais, évidemment, vous pouvez estimer que mon avis est biaisé sur ce sujet.
Quels sont les grands défis pour les entreprises suisses actives aux EtatsUnis? Il y a beaucoup d’opportunités mais le milieu est très compétitif, parce que tout le monde veut faire des affaires aux Etats-Unis. Le succès ne vient pas tout seul, mais il y a au moins le potentiel. Trouver de la main-d’oeuvre qualifiée est très, très compliqué. Il n’y a pas un système d’apprentissage comme en Suisse et, du coup, les qualifications peuvent beaucoup varier d’un Etat à un autre. En plus, les salaires aux Etats-Unis ont considérablement augmenté à cause de l’inflation et de la pénurie d’employés disponibles. Mais ces problèmes sont courants.
Votre grand regret à la veille de votre départ? L’absence d’un accord de libre-échange avec les EtatsUnis. On a eu un premier essai sérieux vers 2005-2006 et, pendant six mois, des groupes de travail, que j’ai accompagnés, ont planché sur 15 thèmes. Mais on s’est assez rapidement rendu compte que sur deux de ces thèmes, à savoir l’agriculture et les organismes génétiquement modifiés (OGM), nous n’allions pas trouver de compromis. En janvier 2006, le Conseil fédéral a annoncé ne pas vouloir entamer de négociations. Le deuxième essai, en 2018, était malheureusement de très courte haleine.
Mais les entreprises suisses s’en sortent bien sans accord de libreéchange. Tant que l’Union européenne (UE) n’a pas non plus d’accord de libre-échange avec les Etats-Unis, cela continuera à se développer positivement. Mais si les Etats-Unis et l’UE venaient à négocier sérieusement, nous aurions un sérieux désavantage sur nos concurrents européens. Avoir un tel accord serait comme une assurance-vie. ■