Après le oui massif à la 13e rente, ces divisions gagnantes
Le peuple a tranché, le peuple a raison. Mais lequel? La Suisse est constituée d’une multitude de peuples, à commencer par les 26 cantons et les 2138 communes qui forment plusieurs régions fonctionnelles et identitaires. Il y a donc le peuple rural et son homologue urbain, la Romandie et la Svizzera italiana etc. Les circonstances sont pourtant telles que ces différentes divisions nous unissent plus qu’elles nous divisent, comme ce dimanche passé le montre une fois de plus. En analysant les résultats sur la 13e rente de l’AVS, via la typologie des communes établie par l’Office fédéral de la statistique, trois constats sautent aux yeux.
Premièrement, il y a bel et bien eu un Röstigraben. L’approbation globale en Romandie a atteint le score élevé de 75%, tandis qu’outre-Sarine elle a à peine dépassé 52%. Aucune commune genevoise, neuchâteloise, jurassienne ou vaudoise n’a refusé l’initiative; les votants des Enfers (JU) l’ont même soutenue avec un record de 95% de oui. La Suisse italienne a également affiché un soutien de presque 71%. Les dix cantons et demi-cantons qui ont voté non sont tous de langue allemande.
S’il est vrai donc que la majorité alémanique n’a pas eu à s’imposer, vu la convergence de vues, la différence quantitative de 23 points de pourcentage figure parmi les plus hautes jamais enregistrées. Le rôle de l’Etat, comme redistributeur des revenus et égalisateur des chances, reste bien plus apprécié ici qu’outre-Sarine. Même un Etat qui, quelle ironie, s’exprime majoritairement en suisse-allemand.
Deuxièmement, les résultats révèlent que les différentes régions linguistiques se structurent de manière différente. En
Le oui en Suisse romande a atteint le score élevé de 75%, outre-Sarine il a à peine dépassé 52%
Romandie, la différence entre campagne et villes est d’un peu plus de 4 points de pourcentage. La campagne germanophone dans sa totalité est le seul espace où la proposition des syndicats n’a pas réussi à convaincre, en ne recueillant que 47% de oui. Les villes de Berne et Bâle ont par contre soutenu l’initiative avec 64-65% des voix, et celles de Lucerne et Zurich avec 55-57%. La différence globale entre villes et campagne alémaniques est, avec 12% points de pourcentage, quatre fois plus grande qu’en Romandie. Le clivage ville-campagne est aussi, dans cette votation, surtout un phénomène alémanique. La Romandie est politiquement beaucoup plus homogène.
Tout cela nous apprend que, troisièmement, ce sont exactement toutes ces divisions helvétiques qui contribuent à la stabilité du pays. Car a priori, même une Romandie encore plus unie – disons à l’image du canton du Jura, où plus de 82% des citoyens ont voté oui – n’aurait aucune chance contre une Suisse alémanique si elle était seulement légèrement opposée. En plus, la majorité des cantons, requise pour chaque changement de la Constitution fédérale, constitue un obstacle supplémentaire, car elle favorise les cantons alémaniques. C’est un peu le pire des scénarios pour une minorité: perdre tout en remportant une majorité populaire.
Le vote sur la 13e rente nous montre qu’atteindre la double majorité du peuple et des cantons n’est pas impossible même pour les cantons francophones, doublement minoritaires en termes de population et de majorité des cantons.
ll faut toutefois remplir deux conditions: d’abord, il faut une participation massive côté romand, en tout cas pas inférieure à celle de la majorité. Dimanche, celle-ci a été assez homogène: 57,4% en Romandie, 58% en Suisse italienne, 58,6% en Suisse alémanique. L’autre condition, ce sont les alliances: plus la «majorité naturelle» – soit les Alémaniques – est divisée, plus les chances de la minorité romande augmentent. Dans ce cas d’espèce on a vu une gauche unie, comme toujours sur les thèmes de l’Etat social. A cette gauche se sont ajoutés une partie conséquente des électeurs de l’UDC, mettant en minorité le camp bourgeois traditionnel regroupant également le Parti libéral radical et Le Centre.
La leçon ultime de cette votation est donc que c’est seulement grâce à cette multitude de peuples – régions linguistiques, villes et campagne – qu’une minorité francophone a pu devenir majoritaire. C’est aussi l’exploit qu’ont réalisé les syndicats et la gauche parlementaire.
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