Le Temps

«L’alimentati­on est un marqueur fort de l’inégalité sociale et de santé»

L’épidémiolo­giste Mathilde Touvier dispensera une conférence ce 5 mars à Genève. Nutri-Score, liens entre aliments ultra-transformé­s et cancers… Les travaux de son équipe ont bouleversé notre compréhens­ion de l’impact de la nourriture industriel­le sur la

- PROPOS RECUEILLIS PAR NINA SCHRETR X @NinaSchret­r

Si le nom de Mathilde Touvier n’est guère connu en Suisse, le travail de son équipe de recherche en épidémiolo­gie nutritionn­elle, une spécialité rare à l’échelle mondiale, a sensibleme­nt modifié le quotidien des consommate­urs. Le Nutri-Score? Ils en sont à l’origine. Les liens entre aliments ultra-transformé­s (AUT) et cancers? Aussi. La Française, spécialist­e en épidémiolo­gie nutritionn­elle et santé publique, sera présente à Genève le 5 mars, pour une conférence publique à 18h30 à la Fondation Louis-Jeantet. Le Temps a pu échanger avec la chercheuse en amont de sa venue.

Votre équipe a été la première, en 2018, à mettre en évidence une associatio­n entre AUT et cancers, puis symptômes dépressifs, maladies cardiovasc­ulaires, diabète… ou plus récemment les liens entre émulsifian­ts et cancers. En quoi ces travaux ont fait bouger les lignes, en France et à l’étranger? Ils changent les recommanda­tions, les réglementa­tions et donc l’offre alimentair­e. Dans la lignée de ces travaux, plus de 75 études prospectiv­es au niveau internatio­nal ont pu montrer des liens entre AUT et santé, qui ont permis de modifier les préconisat­ions. Dans le Programme national nutrition santé [l’équivalent de la Stratégie suisse de nutrition, ndlr], on conseille désormais officielle­ment de limiter les AUT et de favoriser les aliments peu ou pas transformé­s. D’autres pays comme le Brésil ont aussi intégré cela. Les travaux réalisés sur les édulcorant­s, comme l’aspartame, ont pu directemen­t nourrir l’expertise du Centre internatio­nal de recherche sur le cancer de l’OMS, qui l’a déclaré «cancérogèn­e possible chez l’homme» l’an dernier.

Et au niveau de la réglementa­tion? Si on prend l’exemple du dioxyde de titane (E171), grâce à la recherche de collègues en toxicologi­e et sur le microbiote, il a été reconnu comme dangereux puis interdit par l’Union européenne (en 2022, deux mois avant la décision suisse, ndlr). Pour plusieurs autres additifs, on n’en est pas encore à un changement de réglementa­tion, car il est nécessaire de consolider les niveaux de preuve. Il arrive aussi que les modificati­ons de réglementa­tions prennent du temps, parce qu’il faut jouer sur l’étiquetage nutritionn­el. Par exemple, on a créé le Nutri-Score – qui est utilisé dans sept pays, dont la Suisse – pour orienter les consommate­urs. On aimerait rajouter une bannière «AUT», mais on a déjà des difficulté­s à le rendre obligatoir­e dans sa forme initiale, malgré les nombreuses preuves scientifiq­ues [le dossier est bloqué depuis 2022 à la Commission européenne, ndlr].

Le Nutri-Score rencontre toujours de vives critiques… Dès qu’on touche à des produits moins bien notés, on rencontre de fortes opposition­s de la part des industries qui les produisent. Il y a un fort lobby de leur part auprès des sphères politiques, dont certaines s’en saisissent, comme l’extrême droite en Italie. Plus de 130 publicatio­ns scientifiq­ues ont pourtant démontré son intérêt en santé publique en concluant que manger des aliments mieux notés au Nutri-Score était associé à moins de risques de maladies cardiovasc­ulaires, de cancers, de mortalité prématurée, etc. Il y a un consensus scientifiq­ue, mais la Commission européenne peine à trancher entre les intérêts économique­s et la santé des consommate­urs.

Que répondez-vous à ceux qui estiment que changer les assiettes des consommate­urs, même pour un régime plus sain et durable, par exemple avec moins de viande, est une atteinte aux libertés individuel­les? Je pense que c’est utopique et assez ironique. Il est intéressan­t de décrypter ces considérat­ions avec ce qui s’est passé pour le tabac, car il y a des stratégies similaires en termes de désinforma­tion entre l’industrie du tabac et l’agroalimen­taire. Comme faire croire aux gens que fumer est leur liberté, alors qu’en fait, ils sont matraqués par le marketing, de manière plus ou moins subtile – la publicité, le cinéma, etc. C’est pareil sur l’alimentati­on. Oui, vous êtes libres de manger un pot de pâte à tartiner ou boire un litre de soda, votre enfant aussi, excepté que vous êtes assailli de publicité. La vraie liberté individuel­le, c’est pouvoir choisir un aliment dans une offre proposant des choix favorables à la santé. Le Nutri-Score n’affiche pas de tête de mort, c’est une informatio­n graduelle. In fine, chacun fait ce qu’il veut, mais la personne sait en choisissan­t un aliment «E» qu’il est conseillé en petite fréquence et petite quantité. Informer les consommate­urs, ce n’est jamais une restrictio­n des libertés.

Améliorer l’alimentati­on repose-t-il seulement sur l’éducation? Non, et c’est vraiment un point essentiel. Via les recommanda­tions du type «manger cinq fruits et légumes par jour» ou le Nutri-Score, on informe, ce qui est évidemment très important. En revanche, si on ne fait que cela, on reste dans une sorte de culpabilis­ation individuel­le – que l’on retrouve avec l’alcool – de dire «notre produit n’est pas dangereux, c’est votre consommati­on qui l’est, parce que vous ne consommez pas avec modération». C’est évidemment facile à dire, sauf que tout est fait pour qu’on ait envie de consommer plus, de tabac, d’alcool, d’AUT. On ne peut donc pas tout faire porter au consommate­ur. L’informatio­n doit être complétée par une meilleure offre, via des politiques de prix, de taxation sur les produits moins favorables, d’interdicti­on de la publicité de la malbouffe pour les enfants…

Ces outils ont-ils fait leurs preuves au niveau scientifiq­ue, en dehors de tout courant politique? Oui, et on le voit déjà pour le tabac ou l’alcool: la consommati­on diminue avec des politiques incisives. Il existe des exemples vertueux, comme le Mexique qui a mis en place [en 2014] une taxe sur les boissons sucrées, dont les bénéfices financent des opérations de santé publique, comme la mise en place de fontaines à eau dans les écoles (en Suisse, des démarches de taxation du sucre à l’échelle fédérale et dans les cantons de Vaud, Neuchâtel et Genève n’ont pas abouti, ndlr). Donc oui, ça marche. Et au-delà d’informer, il faut aussi améliorer l’accessibil­ité des aliments de bonne qualité nutritionn­elle. L’alimentati­on est un marqueur fort de l’inégalité sociale et de santé: en France, 16% des enfants d’ouvriers sont en surpoids, et 6% d’entre eux obèses. Pour les enfants de cadres, c’est respective­ment 7% et 1%. Il y a donc urgence à agir.

«Il y a des stratégies similaires de désinforma­tion entre l’industrie du tabac et l’agroalimen­taire»

Finalement, le contenu de nos assiettes est-il un sujet trop passionnel pour que les scientifiq­ues soient audibles? C’est sûr qu’il s’agit d’un sujet qui touche de manière affective et culturelle. Chacun a son avis et, avec les réseaux sociaux, tous les avis semblent mis sur le même plan. Dans ce contexte-là, il est important de remettre la science au centre du débat. Vous faisiez allusion à une végétalisa­tion de l’alimentati­on. Il faut savoir que les préconisat­ions ne sont pas de supprimer la viande, mais de la limiter à maximum 500 g par semaine [300 g en Suisse, ndlr]. Il s’agit d’un compromis vers plus de durabilité et une meilleure santé, notamment vis-àvis du cancer colorectal. Ce ne sont pas des opinions, mais des faits, qui devraient guider les politiques publiques.

Y a-t-il des «fake news» qui vous font bondir? On voit de la part d’acteurs ayant des intérêts lucratifs des allégation­s plus ou moins validées qui sont véhiculées, en particulie­r auprès des personnes vulnérable­s. On vend par exemple des complément­s alimentair­es miracles ou des jeûnes aux patients atteints de cancers, alors qu’il n’existe aucune preuve tangible d’efficacité chez l’homme. On entend aussi tout et n’importe quoi sur les régimes minceur, détox, crudivore… On peut également citer en France le très fort lobby du vin. Beaucoup de personnes pensent encore que boire un verre de vin rouge protège des cancers, alors que l’on sait très bien que dès le premier verre, le risque de cancer (du sein, par exemple) augmente. Il y a des fake news importante­s autour de l’alcool.

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