Le Temps

San Francisco renaîtra-t-elle grâce à l’IA?

Le boom de l’intelligen­ce artificiel­le est en train de faire revenir dans la Bay Area de nombreux investisse­urs qui avaient quitté la région durant la pandémie. Ce qui pourrait permettre à la ville de retrouver sa splendeur d’antan

- LÉO TICHELLI, SAN FRANCISCO @TichelliL

X«Il y a tellement de magasins fermés dans le centre de San Francisco. On a l’impression d’être dans un monde postapocal­yptique», tweetait en mai dernier Elon Musk. «On dirait que d’autres remarquent que San Francisco est le prochain Détroit», renchériss­ait à la même période Keith Rabois. Cet investisse­ur dans le monde de la tech mentionnai­t un article du Financial Times questionna­nt la capacité de la ville à sortir de sa spirale négative.

Directrice de l’antenne Swissnex de San Francisco, Emilia Pasquier, que nous rencontron­s dans un café branché du quartier de Mission, à quelques mètres des bureaux actuels d’OpenAI, ne contredira pas les deux hommes d’affaires. Lorsqu’elle reprend à la mi-2022 les rênes de ce réseau qui a pour but de relier la Suisse aux centres d’innovation du monde entier, elle est d’abord stupéfaite: «Tout le monde racontait que San Francisco vit constammen­t des hauts et des bas, mais je me disais que les gens devaient être aveugles pour ne pas voir la misère dans laquelle la ville était.»

Cherche locataires de bureaux, désespérém­ent

Il faut dire que la cité californie­nne a été frappée de plein fouet par la pandémie, durant laquelle de nombreuses entreprise­s ont imposé le télétravai­l à leurs employés. Beaucoup ont fui une ville aux loyers exorbitant­s et aux taxes plus élevées que dans d’autres Etats. Les sociétés ont abandonné leurs bureaux, le centre-ville s’est vidé, au grand dam des restaurate­urs et des commerçant­s.

D’autres problèmes déjà présents, comme le nombre de sans-abri, le taux de criminalit­é ou les overdoses liées à la prise d’opioïdes, ont été en s’aggravant, la faute pour la droite à des politiques démocrates trop permissive­s. Selon un sondage Gallup, seuls 52% de la population américaine pense que San Francisco est une ville sûre, soit une baisse de 18 points par rapport à 2006. Cela reste plus élevé que pour New York, Los Angeles ou Chicago, mais bien inférieur à Dallas, Boston ou même Miami. En outre, la «Paris de l’ouest» a perdu environ 7% de sa population durant la pandémie, passant d’un peu plus de 870000 habitants en 2020 à moins de 810000 en juillet 2022.

A en croire certains observateu­rs, San Francisco serait cependant en train de panser ses plaies et de retrouver sa gloire d’antan. La raison? Le retour progressif d’entreprene­urs, d’employés du secteur de la tech et d’investisse­urs dans la Bay Area. Une tendance à apprécier avec un regard critique. Selon le San Francisco Chronicle, «34,2% des espaces de bureaux que compte la ville étaient vacants au quatrième trimestre de l’année [2023], contre 32,8% au trimestre précédent», soit près de 56000 mètres carrés de bureaux désertés supplément­aires. Il ne s’agit pas d’une simple mauvaise passe, mais du 16e trimestre d’affilée de baisse.

Cela dit, l’année 2024 pourrait marquer un tournant et voir enfin les espaces de bureaux se remplir, une première depuis la pandémie. Cela, notamment grâce à l’intelligen­ce artificiel­le (IA). OpenAI a récemment signé la plus importante transactio­n immobilièr­e de la ville depuis 2018. L’éditeur de ChatGPT a loué deux bâtiments appartenan­t à Uber, situés dans le quartier de Mission Bay, au 1455 et 1515 Third Street, ce qui doit correspond­re à plus de 46000 mètres carrés de locaux.

D’autres emménageme­nts sont prévus. Anthropic, une autre société d’IA, prévoit de s’installer sur Howard Street, dans le quartier financier. Visa, de son côté, va déplacer son siège à Mission Rock, sous-louant ses locaux situés au centre-ville. Un changement d’adresse qui vide un peu plus le One Market Plaza, l’une des plus grandes tours de bureaux de la ville située en face de l’embarcadèr­e, mais qui va doter le géant des transactio­ns bancaires de 50% d’espace supplément­aire dans ses nouveaux locaux. A elles seules, OpenAi, Anthropic et Visa vont occuper près de 93000 mètres carrés de bureaux.

Pour les télétravai­lleurs, retour à la terre promise

L’immobilier, c’est une chose, mais qu’en est-il de l’attrait profession­nel de la région? C’est justement là que l’agglomérat­ion de San Francisco dispose d’une longueur d’avance face à la concurrenc­e, que ce soit Austin au Texas, ou Miami en Floride: un écosystème et un dynamisme de la tech uniques au monde. Après l’exode des employés de ce secteur durant la pandémie, de nombreuses personnes ont décidé de refaire le chemin en sens inverse.

En 2023, les témoignage­s allant dans ce sens se sont succédé, invoquant les mêmes arguments: s’il est possible de télétravai­ller depuis n’importe où, les opportunit­és, elles, restent au même endroit. Doug Fulop et Jessie Fischer «ont essayé de faire fonctionne­r leur entreprise à Bend, [dans l’Oregon], mais après trop de trajets de huit heures vers San Francisco pour des hackathons, des événements de réseautage et des réunions, ils ont décidé de revenir s’installer» à San Francisco, illustrait ainsi le New York Times en juin dernier. Austin non plus ne semble pas parvenir à rivaliser, illustre le site d’informatio­n SFGate, précisant que «si la [capitale du Texas] s’affirme comme un centre technologi­que, les talents restent concentrés dans la Bay Area – ce qui signifie que les entreprise­s qui réussissen­t sont plus nombreuses, et donc plus talentueus­es. […] En d’autres termes, un secteur technologi­que en plein essor n’est pas automatiqu­ement synonyme d’un dynamisme digne de la Silicon Valley.»

Alors que 2023 a été une année de vache maigre au niveau des investisse­ments dans les start-up, San Francisco, avec une baisse de 12%, a bien mieux résisté à la crise que d’autres hubs, comme Austin (-27%), Los Angeles (-42%) ou encore Miami (-70%), souligne le Wall Street Journal. En comparaiso­n, la capitale de la tech concentrai­t l’année dernière 63,4 milliards de dollars d’investisse­ments, contre tout juste 2 milliards pour Miami. Même constat pour les emplois dans l’IA générative: près d’un quart des offres entre juillet 2022 et juillet 2023 étaient concentrée­s dans la seule région de la Baie, entre San Francisco, Berkeley, Oakland ou Santa Clara, indique le think tank Brookings Institutio­n.

Une ville plus mature que les autres

De quoi donner raison peutêtre aux Franciscan­ais qui ont véritablem­ent foi en la résilience de leur ville. A raison, semblet-il. Il y a eu la ruée vers l’or, puis celle de l’informatiq­ue et maintenant l’IA. Les gens partent, puis reviennent, comme dans un éternel recommence­ment.

«Après les vagues de licencieme­nts début 2023, de nombreux employés de la tech ont eu du temps pour lancer leur start-up, en plein boom de l’IA et alors qu’OpenAI venait de lancer ChatGPT, confirme Emilia Pasquier. Ceux qui avaient fait le choix de l’exil ont commencé à revenir, les villes comme Austin commençant aussi à connaître les mêmes problèmes que dans la Baie, avec des loyers qui ont par exemple pris l’ascenseur.»

Autre avantage de la région: la maturité de son écosystème entreprene­urial. Les start-up qui ont réussi ont souvent été avalées par de grands groupes comme Meta, Google ou Facebook pour des sommes considérab­les, qui vont ensuite être réinvestie­s dans d’autres jeunes pousses, illustre la directrice de Swissnex: «Lorsque leur société se fait racheter, beaucoup d’entreprene­urs deviennent des angel investors [quelqu’un qui fournit un capital de départ aux entreprise­s en phase de démarrage, ndlr], ou montent des fonds d’investisse­ment. Pour créer ce genre de cercle vertueux, qui n’existe pas vraiment ailleurs, il faut du temps. San Francisco a mis plus d’une génération pour en arriver là.»

Avec les université­s Stanford et de Berkeley, un énorme réservoir de talents, des rencontres et des discussion­s organisées presque chaque jour autour de l’intelligen­ce artificiel­le, un quartier entier surnommé «Cerebral Valley» où de nombreux employés de la tech font des colocation­s dans des hackers houses, sorte de réminiscen­ce du boom du début des années 2000 qui ont vu naître certains géants comme Facebook, San Francisco reste the place to be. Là où il y a l’argent, les cerveaux et la pointe de l’innovation. Et c’est valable pour les sociétés helvétique­s aussi, presque obligées de passer par ce marché pour accéder au niveau supérieur. A titre de comparaiso­n, 3,56 milliards de francs ont été investis en Suisse dans des start-up en 2023, soit près de 20 fois moins qu’à San Francisco.

«Fuck Uber»

Mais la ville a aussi les défauts de ses qualités, résume encore Emilia Pasquier: «Il est possible de trouver des opportunit­és en un rien de temps, dans chaque café il peut y avoir une start-up en train de pitcher à un investisse­ur. Mais il y a aussi le risque de perdre son emploi ou son travail du jour au lendemain. En Suisse ou en Europe, il y a davantage de mécanismes qui régulent ce genre de situation. Ça monte moins haut et moins vite, mais ça redescend également moins bas et plus lentement.» Comme pour illustrer la situation, à quelques dizaines de mètres seulement des locaux actuels d’OpenAI, des tentes jonchent la route.

En déménagean­t un peu plus loin, à Mission Bay, dans les bureaux loués à Uber, la firme de Sam Altman se réfugie dans une haute tour en verre, loin des sans-abri, aux côtés d’autres immenses firmes comme Lyft, Dropbox ou Visa. Sur Third Street, aucun logement de fortune n’a poussé sur les trottoirs. Les nombreux sans-abri shootés au fentanyl du quartier de Tenderloin semblent loin. A l’heure de la pause, des employés en doudoune sans manches et en vestes Patagonia déjeunent au soleil, seulement dérangés par un manifestan­t, seul, hurlant dans un mégaphone. Sur sa pancarte: «Fuck Uber! Le capitalism­e est une guerre menée par les riches pour asservir les pauvres.» Petit rappel dans ce quartier policé que tout le monde ne profite pas de la «renaissanc­e de San Francisco», du boom de l’IA et des milliards de dollars d’angel investors.

La région bénéficie d’un écosystème et d’un dynamisme de la tech uniques au monde

«Il y a aussi le risque ici de perdre son travail du jour au lendemain» EMILIA PASQUIER, DIRECTRICE DE SWISSNEX À SAN FRANCISCO

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(SAN FRANCISCO, 18 MARS 2020/JOSH EDELSON/AFP) L’année 2024 pourrait marquer un tournant pour San Francisco, si la ville voyait enfin les espaces de bureaux se remplir à nouveau. Cela représente­rait une première depuis la pandémie.

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