Jacques Dubochet, homme de l’ombre devenu «Citoyen Nobel»
A l’occasion du 20e anniversaire de la société de production veveysanne Dreampixies, le documentaire consacré par Stéphane Goël au Nobel de chimie est projeté demain en sa présence
C’était le mercredi 4 octobre 2017, un peu après 10h30. Christine Dubochet répond au téléphone, sans savoir que ce coup de fil changera sa vie et surtout celle de Jacques, son mari. Elle lui tend le combiné: «C’est Stockholm…» A 76 ans, le Vaudois apprend alors que ses travaux sur la cryomicroscopie, développés dans les années 1980, lui valent le Prix Nobel de chimie, qu’il se partage avec ses collègues anglo-saxons Joachim Frank et Richard Henderson. Sur le coup de midi, le voici sur le site de l’Université de Lausanne, où il a passé une grande partie de sa carrière académique. Les journalistes affluent, les questions fusent. «Pouvez-vous résumer vos recherches en dix secondes», lui demande-t-on. «Eh bien, c’est l’eau froide», résume-t-il sur un air taquin.
Cette séquence, on peut la voir au début de Citoyen Nobel (2020), produit par la société veveysanne Dreampixies, qui fête cette année son 20eanniversaire et propose pour l’occasion une série de projections spéciales précédées de rencontres avec les équipes des films. Ce documentaire signé Stéphane Goël est projeté demain pour lancer les festivités, quatre ans
Il a su faire le lien entre la génération qui se préoccupe de l’avenir sur la Terre et celle qui n’a pas eu à le faire
après sa sortie écourtée pour cause de pandémie et de fermeture des lieux de culture, en présence de Jacques et Christine Dubochet. «Comme mon épouse était autant concernée que moi, il fallait qu’elle donne aussi son accord pour que le film se fasse», rigole le Vaudois nobélisé lorsqu’on lui demande s’il a accepté facilement, au milieu de ce tourbillon médiatique, d’être suivi sur le long terme par une équipe de cinéma.
Tout a commencé à Stockholm, lors de la remise officielle des Prix Nobel. Fondateur et directeur de Dreampixies, Emmanuel Gétaz a accompagné le couple, pour faire mieux connaissance. Le courant passe bien, et au retour, le projet est validé autour d’un repas.
C’est alors que l’expérimenté Stéphane Goël (Prud’hommes, Fragments du paradis, Insulaire) entre dans la danse, s’insère dans cette chorégraphie de tous les instants qu’est devenue la vie de Jacques Dubochet, qui est soudainement sorti de l’ombre des laboratoires pour se muer en personnage public admiré et aimé. Et qui, de par son engagement auprès de la jeunesse pour le climat (récemment filmée par Goël dans Etat de nécessité), a su faire le lien entre la génération qui se préoccupe de l’avenir sur la Terre et celle qui n’a pas eu à le faire – ou n’a pas voulu le faire. C’est d’ailleurs de ses liens avec les jeunes que Jacques Dubochet est le plus fier.
Le scientifique agacé par l’inaction politique
Le natif d’Aigle a aimé cette soudaine notoriété, il ne s’en cache pas. D’où un retour à la normale qui ne fut pas forcément facile, comme un sentiment de vide après un marathon. Il se souvient de la découverte du film en famille, avec son fils pointant un schéma à l’ancienne, avec ce père souvent absent et absorbé par son travail et une mère gérant les affaires domestiques… Le chercheur en sourit, lui qui ne tarit pas d’éloges face à l’engagement des nouvelles
générations pour l’écologie mais aussi pour l’égalité. A 81 ans, tout en avouant ne pas vieillir comme il le souhaiterait, car il aurait encore tant de choses à faire, il s’échauffe dès qu’on évoque les questions environnementales et les conférences pour le climat qui se succèdent sans aboutir sur de grandes décisions. Il a la colère du scientifique qui sait que la maison brûle et s’agace de voir que la cause n’avance pas assez vite sur le plan politique.
Avec Citoyen Nobel, Stéphane Goël a réussi à faire ce qu’on ne trouvera dans aucune interview ou portrait. Privilège du documentariste qui a le luxe de pouvoir prendre son temps, il a accompagné de l’intérieur la naissance médiatique d’un homme de l’ombre ayant décidé d’utiliser cette mise en lumière pour se faire non pas vieux sage, mais «jeune» militant.
Son film dévoile aussi bien la force de Dubochet le biophysicien au Prix Nobel que les failles de Jacques le citoyen défendant de nobles causes.
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